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L'arrestation de sa sœur, le supplice de plusieurs de ses amis, guillotinés comme conspirateurs, et d'incessantes alertes achevèrent de ruiner sa constitution ébranlée. Elle devint d'une maigreur effrayante. Les tambours qui appelaient tous les jours les sections aux armes, les bandes de citoyens en bonnet rouge et armés de piques qui défilaient devant ses fenêtres en chantant le Ça ira la jetaient dans une épouvante que suivaient des alternatives de torpeur et d'exaltation. Des troubles nerveux se manifestèrent avec une force terrible et produisirent des effets étranges.

Amélie eut des songes dont la lucidité étonna ceux qui l'entouraient.

Errant la nuit, éveillée ou endormie, elle entendait des bruits lointains, des soupirs de victimes. Parfois, debout, elle étendait le bras et, montrant dans l'ombre quelque chose d'invisible, elle prononçait le nom de Robespierre.

«Elle a, disait sa sœur, des pressentiments certains et elle prophétise les malheurs.» Or, dans la nuit du 9 au 10 thermidor, ma grand-mère se tenait, ainsi que son père, dans la chambre des deux sœurs: ils étaient tous quatre fort agités, résumant les graves événements de la journée et s'efforçant d'en deviner l'issue: le tyran décrété d'arrestation, conduit au Luxembourg et refusé par le concierge, mené ensuite aux bureaux de la police, sur le quai des Orfèvres, puis délivré par la Commune et porté à l'Hôtel de ville…

Y était-il encore, et dans quelle attitude, humiliée ou menaçante? Ils éprouvaient tous quatre une grande anxiété et n'entendaient rien, sinon, par intervalles, le galop des chevaux des estafettes d'Henriot qui brûlaient le pavé des rues. Ils attendaient, échangeant par moments un souvenir, un doute, un vœu. Amélie restait silencieuse.

Tout à coup, elle poussa un grand cri.

Il était une heure et demie du matin. Penchée sur une glace, elle semblait contempler une scène tragique.

Elle disait:

«Je le vois! je le vois! Qu'il est pâle! Le sang s'échappe à flots de sa bouche, ses dents et ses mâchoires sont brisées.

Louanges, louanges à Dieu! le buveur de sang ne boira plus que le sien!…» En achevant ces paroles, qu'elle prononçait sur une étrange mélopée, elle poussa un cri d'horreur et tomba à la renverse. Elle avait perdu connaissance.

À ce moment même, dans la salle du conseil de l'Hôtel de ville, Robespierre recevait le coup de pistolet qui lui brisa la mâchoire et mit fin à la Terreur.

Ma grand-mère, qui était un esprit fort, croyait fermement à cette vision.

«Comment expliquez-vous cela?

– Je l'explique en faisant remarquer que ma grand-mère, pour esprit fort qu'elle était, croyait assez au diable et au loup-garou. Jeune, toute cette sorcellerie l'amusait, et elle était, comme on dit, une grande faiseuse d'almanachs.

Plus tard, elle prit peur du diable; mais il était trop tard: il la tenait, elle ne pouvait plus n'y pas croire.» Le 9 thermidor rendit la vie supportable à la petite société de la rue de Lancry. Ma grand-mère goûta fort ce changement; mais il lui fut impossible de garder rancune aux hommes de la Révolution. Elle ne les admirait pas elle n'a jamais admiré que moi – mais elle n'avait point de haine contre eux, il ne lui vint jamais en tête de leur demander compte de la peur qu'ils lui avaient faite. Cela tient peut-être à ce qu'ils ne lui avaient point fait peur. Cela tient surtout à ce que ma grand-mère était une bleue, une bleue dans l'âme. Et, comme a dit l'autre, les bleus seront toujours les bleus.

Cependant Danger poursuivait à travers tous les champs de bataille sa brillante carrière. Toujours heureux, il était en grand uniforme, à la tête de sa brigade, quand il fut tué d'un boulet de canon le 20 avril 1808, dans le beau combat d'Abensberg.

Ma grand-mère apprit par Le Moniteur qu'elle était veuve et que le brave général Danger «était enseveli sous les lauriers».

Elle s'écria:

«Quel malheur! un si bel homme!» Elle épousa, l'année suivante, M. Hippolyte Nozière, commis principal au ministère de la Justice, homme pur et jovial, qui jouait de la flûte de six à neuf heures du matin et de cinq à huit heures du soir. Ce fut, cette fois, un mariage pour de bon. Ils s'aimaient et, n'étant plus très jeunes, ils surent être indulgents l'un pour l'autre. Caroline pardonna à Hippolyte son éternelle flûte. Et Hippolyte passa à Caroline toutes les lunes qu'elle avait dans la tête. Ils furent heureux.

Mon grand-père Nozière est l'auteur d'une Statistique des Prisons, Paris, Imprimerie royale, 1817-1819, 2 vol. in-4°; et des Filles de Momus, chansons nouvelles, Paris, chez l'auteur, 1821, in-18.

La goutte lui fit grand-guerre; mais elle ne put lui ôter sa gaieté, même en l'empêchant de jouer de la flûte; finalement, elle l'étouffa. Je ne l'ai pas connu, mais j'ai là son portrait: on l'y voit en habit bleu, frisé comme un agneau et le menton perdu dans une cravate immense.

«Je le regretterai jusqu'à mon dernier jour, disait à quatre-vingts ans ma grand-mère, veuve alors depuis une quinzaine d'années.

– Vous avez bien raison, madame, lui répondit un vieil ami: Nozière avait toutes les vertus qui font un bon mari.

– Toutes les vertus et tous les défauts, s'il vous plaît, reprit ma grand-mère.

– Pour être un époux accompli, madame, il faut donc avoir des défauts?

– Pardi! fit ma grand-mère en haussant les épaules; il faut n'avoir pas de vices, et c'est un grand défaut, cela!» Elle mourut, le 4 juillet 1853, dans sa quatre-vingt et unième année.

IV LA DENT

Si l'on mettait à se cacher autant de soin qu'on en met d'ordinaire à se montrer, on éviterait bien des peines. J'en fis de bonne heure une première expérience.

C'était un jour de pluie. J'avais reçu en cadeau tout un attirail de postillon, casquette, fouet, guides et grelots. Il y avait beaucoup de grelots. J'attelai; c'est moi que j'attelai à moi-même, car j'étais tout ensemble le postillon, les chevaux et la voiture. Mon parcours s'étendait de la cuisine à la salle à manger par un couloir. Cette salle à manger me représentait très bien une place de village. Le buffet d'acajou où je relayais me semblait sans difficulté l'auberge du Cheval-Blanc. Le couloir m'était une grande route avec ses perspectives changeantes et ses rencontres imprévues.

Confiné dans un petit espace sombre, je jouissais d'un vaste horizon et j'éprouvais, entre des murs connus, ces surprises qui font le charme des voyages. C'est que j'étais alors un grand magicien. J'évoquais pour mon amusement des êtres aimables et je disposais à souhait de la nature.

J'ai eu, depuis, le malheur de perdre ce don précieux. J'en jouissais abondamment dans ce jour de pluie où je fus postillon.

Cette jouissance aurait dû suffire à mon contentement; mais est-on jamais content? L'envie me vint de surprendre, d'éblouir, d'étonner des spectateurs. Ma casquette de velours et mes grelots ne m'étaient plus de rien si personne ne les admirait. Comme j'entendais mon père et ma mère causer dans la chambre voisine, j'y entrai avec un grand fracas. Mon père m'examina pendant quelques instants; puis il haussa les épaules et dit:

«Cet enfant ne sait que faire ici. Il faut le mettre en pension.

– Il est encore bien petit, dit ma mère.

– Eh bien, dit mon père, on le mettra avec les petits.» Je n'entendis que trop bien ces paroles; celles qui suivirent m'échappèrent en partie, et, si je peux les rapporter exactement, c'est qu'elles m'ont été répétées plusieurs fois depuis.