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Mlle Lefort, m'ayant donné une ardoise avec un crayon, me fit asseoir à côté d'un garçon de mon âge qui avait les yeux vifs et l'air fin.

«Je m'appelle Fontanet, me dit-il, et toi?» Puis il me demanda ce que faisait mon père. Je lui dis qu'il était médecin.

«Le mien est avocat, répondit Fontanet; c'est mieux.

– Pourquoi?

– Tu ne vois pas que c'est plus joli d'être avocat?

– Non.

– Alors c'est que tu es bête.» Fontanet avait l'esprit fertile. Il me conseilla d'élever des vers à soie et me montra une belle table de Pythagore qu'il avait faite lui-même. J'admirai Pythagore et Fontanet.

Moi, je ne savais que des fables.

En partant, je reçus de Mlle Lefort un bon point dont je ne pus parvenir à découvrir l'usage. Ma mère m'expliqua que n'avoir point d'utilité était le propre des honneurs. Elle me demanda ensuite ce que j'avais fait dans cette première journée. Je lui répondis que j'avais regardé Mlle Lefort.

Elle se moqua de moi, mais j'avais dit la vérité. J'ai été enclin de tout temps à prendre la vie comme un spectacle.

Je n'ai jamais été un véritable observateur; car il faut à l'observation un système qui la dirige, et je n'ai point de système. L'observateur conduit sa vue; le spectateur se laisse prendre par les yeux. Je suis né spectateur et je conserverai, je crois, toute ma vie cette ingénuité des badauds de la grande ville, que tout amuse et qui gardent, dans l'âge de l'ambition, la curiosité désintéressée des petits enfants. De tous les spectacles auxquels j'ai assisté, le seul qui m'ait ennuyé est celui qu'on a dans les théâtres en regardant la scène. Au contraire, les représentations de la vie m'ont toutes diverti, à commencer par celles que j'eus dans la pension de Mlle Lefort.

Je continuai donc à regarder ma maîtresse et, me confirmant dans l'idée qu'elle était triste, je demandai à Fontanet d'où venait cette tristesse. Sans rien affirmer de positif, Fontanet l'attribuait au remords et croyait bien se rappeler qu'elle fut subitement imprimée sur les traits de Mlle Lefort, au jour, déjà ancien, où cette personne lui confisqua sans nul droit une toupie de buis et commit presque aussitôt un nouvel attentat; car, pour étouffer les plaintes de celui qu'elle avait spolié, elle lui enfonça le bonnet d'âne sur la tête.

Fontanet concevait qu'une âme souillée de ces actes eût perdu à jamais la joie et le repos; mais les raisons de Fontanet ne me suffisaient pas et j'en cherchais d'autres.

Il était difficile, à vrai dire, de chercher quelque chose dans la classe de Mlle Lefort, à cause du tumulte qui y régnait sans cesse. Les élèves s'y livraient de grands combats devant Mlle Lefort, visible, mais absente. Nous nous jetions les uns aux autres tant de catéchismes et de croûtes de pain, que l'air en était obscurci et qu'un crépitement continu remplissait la salle. Seuls, les plus jeunes enfants, les pieds dans les mains et la langue tirée hors la bouche, regardaient le plafond avec un sourire pacifique.

Soudain Mlle Lefort, entrant dans la mêlée d'un air de somnambule, punissait quelque innocent; puis elle rentrait dans sa tristesse comme dans une tour. Faites réflexion, je vous prie, à l'état d'esprit d'un petit garçon de huit ans qui, au milieu de cette agitation incompréhensible, écrit depuis six semaines sur une ardoise:

La faim mit au tombeau Malfilâtre ignoré.

C'était là ma tâche. Par moments je me pressais la tête dans les mains pour contenir mes idées; mais une seule était distincte: l'idée de la tristesse de Mlle Lefort. Je m'occupais sans cesse de ma désolée maîtresse. Fontanet augmentait ma curiosité par d'étranges récits. Il contait qu'on ne pouvait passer le matin devant la chambre de Mlle Lefort sans entendre des cris lamentables, mêlés à des bruits de chaînes.

«Je me rappelle, ajouta-t-il, qu'il y a longtemps, un mois peut-être, elle lut à toute la classe, en sanglotant, une histoire qu'on croit être en vers.» Il y avait dans le récit de Fontanet une expression d'horreur qui me pénétra. J'eus lieu de penser, dès le lendemain, que ce récit n'était pas imaginaire, du moins quant à la lecture à haute voix; car, pour ce qui est des chaînes qui faisaient pâlir Fontanet, je n'en ai jamais rien su, et je suppose aujourd'hui que le bruit de ces chaînes était en réalité un bruit de pelles et de pincettes.

Le lendemain, voici ce qui eut lieu:

Mlle Lefort frappa sur sa table avec une règle pour obtenir le silence, toussa et dit d'une voix sourde:

«Pauvre Jeanne!» Après une pause elle ajouta:

«Des vierges du hameau Jeanne était la plus belle.»

Fontanet me donna un coup de coude dans la poitrine en lançant un rire en fusée. Mlle Lefort lui jeta un regard indigné; puis, d'une voix plus triste que les psaumes de la pénitence, elle continua l'histoire de la pauvre Jeanne. Il est probable et même certain que cette histoire était en vers d'un bout à l'autre; mais je suis bien forcé de la conter comme je l'ai retenue. On reconnaîtra, j'espère, dans ma prose, les membres épars du poète dispersé.

Jeanne était fiancée; elle avait engagé sa foi à un jeune et vaillant montagnard. Oswald était le nom de cet heureux pasteur. Déjà tout est préparé pour l'hyménée, les compagnes de Jeanne lui apportent le voile et la couronne.

Heureuse Jeanne! Mais une langueur l'envahit. Ses joues se couvrent d'une pâleur mortelle. Oswald descend de la montagne. Il accourt et lui dit: «N'es-tu pas ma compagne?» Elle répond d'une voix éteinte: «Cher Oswald, adieu! Je meurs!» Pauvre Jeanne! Le tombeau fut son lit nuptial, et les cloches du hameau, qui devaient sonner pour son hymen, sonnèrent pour ses funérailles.

Il y avait dans ce récit un grand nombre de termes que j'entendais pour la première fois et dont je ne savais pas la signification; mais l'ensemble m'en sembla si triste et si beau que je ressentis, à l'entendre, un frisson inconnu; le charme de la mélancolie m'était révélé par une trentaine de vers dont j'aurais été incapable d'expliquer le sens littéral. C'est que, à moins d'être vieux, on n'a pas besoin de beaucoup comprendre pour beaucoup sentir. Des choses obscures peuvent être des choses touchantes, et il est bien vrai que le vague plaît aux jeunes âmes.

Les larmes jaillirent de mon cœur trop plein, et Fontanet ne put, ni par ses grimaces ni par ses moqueries, arrêter mes sanglots. Pourtant, je ne doutais pas alors de la supériorité de Fontanet. Il a fallu qu'il devînt sous-secrétaire d'État pour m'en faire douter.

Mes larmes furent agréables à Mlle Lefort; elle m'appela auprès d'elle et me dit:

«Pierre Nozière, vous avez pleuré; voici la croix d'honneur. Apprenez que c'est moi qui ai fait cette poésie. J'ai un gros cahier rempli de vers aussi beaux que ceux-là; mais je n'ai pas encore trouvé l'éditeur pour les imprimer. Cela n'est-il pas horrible et même inconcevable?

– Oh! mademoiselle, lui dis-je, je suis bien content. Je sais maintenant la cause de votre chagrin, vous aimez la pauvre Jeanne qui est morte dans le hameau, et c'est parce que vous pensez à elle, n'est-ce pas, que vous êtes triste et que vous ne vous apercevez jamais de ce que nous faisons dans la classe?» Malheureusement, ces propos lui déplurent; car elle me regarda avec colère et dit:

«Jeanne est une fiction. Vous êtes un sot. Rendez cette croix et retournez à votre place.» Je retournai à ma place en pleurant. Cette fois, c'est sur moi que je pleurais, et j'avoue que ces nouvelles larmes n'avaient pas cette espèce de douceur qui s'était mêlée à celles que la pauvre Jeanne m'avait tirées. Une chose augmentait mon trouble: je ne savais pas du tout ce que c'était qu'une fiction; Fontanet ne le savait pas davantage.