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«À la bonne heure! m'écriai-je, voilà l'éclat des passions! Les passions, il n'en faut pas médire. Tout ce qui se fait de grand en ce monde est fait par elles. Et voici qu'un de leurs éclairs rend un tout petit bébé presque aussi effrayant qu'une menue idole chinoise. Ma fille, je suis content de vous. Ayez des passions fortes, laissez-les grandir et croissez avec elles. Et si, plus tard, vous devenez leur maîtresse inflexible, leur force sera votre force et leur grandeur votre beauté. Les passions, c'est toute la richesse morale de l'homme.

– Quel vacarme! s'écrie la maman de Suzanne. On ne s'entend plus dans cette salle, entre un philosophe qui déraisonne et un bébé qui prend un coq peint pour je ne sais quoi de véritable. Les pauvres femmes ont bien besoin de sens commun pour vivre avec un mari et des enfants!

– Votre fille, répondis-je, vient de chercher le beau pour la première fois. C'est la fascination de l'abîme, dirait un romantique; c'est, dirai-je, l'exercice naturel des nobles esprits. Mais il ne faut pas s'y livrer trop tôt et avec des méthodes trop insuffisantes. Chère amie, vous avez des charmes souverains pour calmer les douleurs de Suzanne. Endormez votre fille.»

II ÂMES OBSCURES

Tout dans l'immuable nature

Est miracle aux petits enfants;

Ils naissent, et leur âme obscure

Éclôt dans des enchantements.

Le reflet de cette magie

Donne à leur regard un rayon.

Déjà la belle Illusion

Excite leur frêle énergie.

L'inconnu, l'inconnu divin,

Les baigne comme une eau profonde;

On les presse, on leur parle en vain,

Ils habitent un autre monde;

Leurs yeux purs, leurs yeux grands ouverts,

S'emplissent de rêves étranges.

Oh! qu'ils sont beaux, ces petits anges

Perdus dans l'antique univers.

Leur tête légère et ravie

Songe tandis que nous pensons;

Ils font de frissons en frissons

La découverte de la vie.

III L'ÉTOILE

Suzanne a accompli ce soir le douzième mois de son âge, et, depuis un an qu'elle est sur cette vieille terre, elle a fait bien des expériences. Un homme capable de découvrir en douze ans autant de choses et de si utiles que Suzanne en a découvertes en douze mois serait un mortel divin. Les petits enfants sont des génies méconnus; ils prennent possession du monde avec une énergie surhumaine. Rien ne vaut cette première poussée de la vie, ce premier jet de l'âme.

Concevez-vous que ces petits êtres voient, touchent, parlent, observent, comparent, se souviennent? Concevez-vous qu'ils marchent, qu'ils vont et viennent? Concevez-vous qu'ils jouent? Cela surtout est merveilleux qu'ils jouent, car le jeu est le principe de tous les arts. Des poupées et des chansons, c'est déjà presque tout Shakespeare.

Suzanne a une grande corbeille pleine de joujoux, dont quelques-uns seulement sont des joujoux par nature et par destination, tels qu'animaux en bois blanc et bébés de caoutchouc. Les autres ne sont devenus des jouets que par un tour particulier de leur fortune: ce sont de vieux porte-monnaie, des chiffons, des fonds de boîtes, un mètre, un étui à ciseaux, une bouillotte, un indicateur des chemins de fer et un caillou. Ils sont les uns et les autres pitoyablement avariés. Chaque jour, Suzanne les tire un par un de la corbeille pour les donner à sa mère. Elle n'en remarque aucun d'une façon spéciale, et elle ne fait généralement aucune distinction entre ce petit bien et le reste des choses.

Le monde est pour elle un immense joujou découpé et peint.

Si on voulait se pénétrer de cette conception de la nature et y rapporter tous les actes, toutes les pensées de Suzanne, on admirerait la logique de cette petite âme; mais on la juge d'après nos idées, non d'après les siennes.

Et, parce qu'elle n'a pas notre raison, on décide qu'elle n'a pas de raison. Quelle injustice! Moi qui sais me mettre au vrai point de vue, je découvre un esprit de suite là où le vulgaire n'aperçoit que des façons incohérentes.

Pourtant, je ne m'abuse pas; je ne suis pas un père idolâtre; je reconnais que ma fille n'est pas beaucoup plus admirable qu'un autre enfant. Je n'emploie pas, en parlant d'elle, des expressions exagérées. Je dis seulement à sa mère:

«Chère amie, nous avons là une bien jolie petite fille.» Elle me répond à peu près ce que Mme Primerose répondait quand ses voisins lui faisaient un semblable compliment:

«Mon ami, Suzanne est ce que Dieu l'a faite: assez belle, si elle est assez bonne.» Et, en disant cela, elle répand sur Suzanne un long regard magnifique et candide, où l'on devine, sous les paupières abaissées, des prunelles brillantes d'orgueil et d'amour.

J'insiste, je dis:

«Convenez qu'elle est jolie.» Mais elle a, pour n'en pas convenir, plusieurs raisons que je découvre mieux encore qu'elle ne ferait elle-même.

Elle veut s'entendre dire encore et toujours que sa petite enfant est jolie. En le disant elle-même, elle croirait manquer à certaine bienséance, et ne pas montrer toute la délicatesse qu'il faut. Elle craindrait surtout d'offenser on ne sait quelle puissance invisible, obscure, qu'elle ne connaît pas, mais qu'elle sent là, dans l'ombre, prête à punir sur leurs bébés les mamans qui s'enorgueillissent.

Et quel heureux ne le craindrait pas, ce spectre si certainement caché dans les rideaux de la chambre? Qui donc, le soir, pressant dans ses bras sa femme et son enfant, oserait dire, en présence du monstre invisible:

«Mes cœurs, où en sommes-nous de notre part de joie et de beauté?» C'est pourquoi je dis à ma femme:

«Vous avez raison, chère amie, vous avez toujours raison. Le bonheur repose ici, sous ce petit toit. Chut! Ne faisons pas de bruit: il s'envolerait. Les mères athéniennes craignaient Némésis, cette déesse toujours présente, jamais visible, dont elles ne savaient rien, sinon qu'elle était la jalousie des dieux, Némésis, hélas! dont le doigt se reconnaissait partout, à toute heure, dans cette chose banale et mystérieuse: l'accident. Les mères athéniennes!… J'aime à me figurer une d'elles endormant au cri des cigales, sous le laurier, au pied de l'autel domestique, son nourrisson nu comme un petit dieu.»

«J'imagine qu'elle se nommait Lysilla, qu'elle craignait Némésis comme vous la craignez, mon amie, et que, comme vous, loin d'humilier les autres femmes par l'éclat d'un faste oriental, elle ne songeait qu'à se faire pardonner sa joie et sa beauté… Lysilla! Lysilla! avez-vous donc passé sans laisser sur la terre une ombre de votre forme, un souffle de votre âme charmante? Êtes-vous donc comme si vous n'aviez jamais été?» La maman de Suzanne coupe le fil capricieux de ces pensées.

«Mon ami, dit-elle, pourquoi parlez-vous ainsi de cette femme? Elle eut son temps comme nous avons le nôtre.

Ainsi va la vie.

– Vous concevez donc, mon âme, que ce qui a été puisse n'être plus?

– Parfaitement. Je ne suis pas comme vous qui vous étonnez de tout, mon ami.» Et ces paroles, elle les prononce d'un ton tranquille en préparant la toilette de nuit de Suzanne. Mais Suzanne refuse obstinément de se coucher.

Ce refus passerait dans l'histoire romaine pour un beau trait de la vie d'un Titus, d'un Vespasien ou d'un Alexandre Sévère. Ce refus fait que Suzanne est grondée. Justice humaine, te voilà! À vrai dire, si Suzanne veut rester debout, c'est, non pas pour veiller au salut de l'Empire, mais pour fouiller dans le tiroir d'une vieille commode hollandaise à gros ventre et à massives poignées de cuivre.