«Monstre! que je t'embrasse!»
V LA GRAPPE DE RAISIN
J'étais heureux, j'étais très heureux. Je me représentais mon père, ma mère et ma bonne, comme des géants très doux, témoins des premiers jours du monde, immuables, éternels, uniques dans leur espèce. J'avais la certitude qu'ils sauraient me garder de tout mal et j'éprouvais près d'eux une entière sécurité. La confiance que m'inspirait ma mère était quelque chose d'infini: quand je me rappelle cette divine, cette adorable confiance, je suis tenté d'envoyer des baisers au petit bonhomme que j'étais, et ceux qui savent combien il est difficile en ce monde de garder un sentiment dans sa plénitude comprendront un tel élan vers de tels souvenirs.
J'étais heureux. Mille choses, à la fois familières et mystérieuses, occupaient mon imagination, mille choses qui n'étaient rien en elles-mêmes, mais qui faisaient partie de ma vie. Elle était toute petite, ma vie; mais c'était une vie, c'est-à-dire le centre des choses, le milieu du monde. Ne souriez pas à ce que je dis là, ou n'y souriez que par amitié et songez-y; quiconque vit, fût-il petit chien, est au milieu des choses.
J'étais heureux de voir et d'entendre. Ma mère n'entrouvrait pas son armoire à glace sans me faire éprouver une curiosité fine et pleine de poésie. Qu'y avait-il donc, dans cette armoire? Mon Dieu! ce qu'il pouvait y avoir: du linge, des sachets d'odeur, des cartons, des boîtes. Je soupçonne aujourd'hui ma pauvre mère d'un faible pour les boîtes. Elle en avait de toute sorte et en prodigieuse quantité. Et ces boîtes, qu'il m'était interdit de toucher, m'inspiraient de profondes méditations. Mes jouets aussi faisaient travailler ma petite tête; du moins, les jouets qu'on me promettait, et que j'attendais; car ceux que je possédais n'avaient pour moi plus de mystère, portant plus de charme. Mais qu'ils étaient beaux, les joujoux de mes rêves! Un autre miracle, c'était la quantité de traits et de figures qu'on peut tirer d'un crayon ou d'une plume. Je dessinais des soldats; je faisais une tête ovale et je mettais un shako au-dessus. Ce n'est qu'après de nombreuses observations que je fis entrer la tête dans le shako jusqu'aux sourcils. J'étais sensible aux fleurs, aux parfums, au luxe de la table, aux beaux vêtements. Ma toque à plumes et mes bas chinés me donnaient quelque orgueil.
Mais ce que j'aimais plus que chaque chose en particulier, c'était l'ensemble des choses: la maison, l'air, la lumière, que sais-je? la vie enfin! Une grande douceur m'enveloppait. Jamais petit oiseau ne se frotta plus délicieusement au duvet de son nid.
J'étais heureux, j'étais très heureux. Pourtant, j'enviais un autre enfant. Il se nommait Alphonse. Je ne lui connaissais pas d'autre nom, et il est fort possible qu'il n'eût que celui-là. Sa mère était blanchisseuse et travaillait en ville.
Alphonse vaguait tout le long de la journée dans la cour ou sur le quai, et j'observais de ma fenêtre son visage barbouillé, sa tignasse jaune, sa culotte sans fond et ses savates, qu'il traînait dans les ruisseaux. J'aurais bien voulu, moi aussi, marcher en liberté dans les ruisseaux.
Alphonse hantait les cuisinières et gagnait près d'elles force gifles et quelques vieilles croûtes de pâté. Parfois les palefreniers l'envoyaient puiser à la pompe un seau d'eau qu'il rapportait fièrement, avec une face cramoisie et la langue hors de la bouche. Et je l'enviais. Il n'avait pas comme moi des fables de La Fontaine à apprendre; il ne craignait pas d'être grondé pour une tache à sa blouse, lui!
Il n'était pas tenu de dire bonjour monsieur, bonjour madame, à des personnes dont les jours et les soirs, bons ou mauvais, ne l'intéressaient pas du tout et, s'il n'avait pas comme moi une arche de Noé et un cheval à mécanique, il jouait à sa fantaisie avec les moineaux qu'il attrapait, les chiens errants comme lui, et même les chevaux de l'écurie, jusqu'à ce que le cocher l'envoyât dehors au bout d'un balai. Il était libre et hardi. De la cour, son domaine, il me regardait à ma fenêtre comme on regarde un oiseau en cage.
Cette cour était gaie à cause des bêtes de toute espèce et des gens de service qui la fréquentaient. Elle était grande; le corps de logis qui la fermait au midi était tapissé d'une vieille vigne noueuse et maigre, au-dessus de laquelle était un cadran solaire dont le soleil et la pluie avaient effacé les chiffres, et cette aiguille d'ombre qui coulait insensiblement sur la pierre m'étonnait. De tous les fantômes que j'évoque, celui de cette vieille cour est un des plus étranges pour les Parisiens d'aujourd'hui. Leurs cours ont quatre mètres carrés; on peut y voir un morceau du ciel, grand comme un mouchoir, par-dessus cinq étages de garde-manger en surplomb. C'est là un progrès, mais il est malsain.
Il advint un jour que cette cour si gaie, où les ménagères venaient le matin emplir leur cruche à la pompe et où les cuisinières secouaient, vers six heures, leur salade dans un panier de laiton, en échangeant des propos avec les palefreniers, il advint que cette cour fut dépavée. On ne la dépavait que pour la repaver; mais, comme il avait plu pendant les travaux, elle était fort boueuse, et Alphonse, qui y vivait comme un satyre dans son bois, était, de la tête aux pieds, de la couleur du sol. Il remuait les pavés avec une joyeuse ardeur. Puis, levant la tête et me voyant muré là-haut, il me fit signe de venir. J'avais bien envie de jouer avec lui à remuer les pavés. Je n'avais pas de pavés à remuer dans ma chambre, moi. Il se trouva que la porte de l'appartement était ouverte. Je descendis dans la cour.
«Me voilà, dis-je à Alphonse.
– Porte ce pavé», me dit-il.
Il avait l'air sauvage et la voix rauque; j'obéis. Tout à coup le pavé me fut arraché des mains et je me sentis enlevé de terre. C'était ma bonne qui m'emportait, indignée. Elle me lava au savon de Marseille et me fit honte de jouer avec un polisson, un rôdeur, un vaurien.
«Alphonse, ajouta ma mère, Alphonse est mal élevé; ce n'est pas sa faute, c'est son malheur; mais les enfants bien élevés ne doivent pas fréquenter ceux qui ne le sont pas.» J'étais un petit enfant très intelligent et très réfléchi. Je retins les paroles de ma mère et elles s'associèrent, je ne sais comment, à ce que j'appris des enfants maudits en me faisant expliquer ma vieille Bible en estampes. Mes sentiments pour Alphonse changèrent tout à fait. Je ne l'enviai plus; non. Il m'inspira un mélange de terreur et de pitié.
«Ce n'est pas sa faute, c'est son malheur.» Cette parole de ma mère me troublait pour lui. Vous fîtes bien, maman, de me parler ainsi; vous fîtes bien de me révéler dès l'âge le plus tendre l'innocence des misérables. Votre parole était bonne; c'était à moi à la garder présente dans la suite de ma vie.
Pour cette fois du moins, elle eut son effet et je m'attendris sur le sort de l'enfant maudit. Un jour, tandis qu'il tourmentait dans la cour le perroquet d'une vieille locataire, je contemplai ce Caïn sombre et puissant, avec toute la componction d'un bon petit Abel. C'est le bonheur, hélas! qui fait les Abels. Je m'ingéniai à donner à l'autre un témoignage de ma pitié. Je songeai à lui envoyer un baiser; mais son visage farouche me parut peu propre à le recevoir et mon cœur se refusa à ce don. Je cherchai longtemps ce que je pourrais bien donner; mon embarras était grand.
Donner à Alphonse mon cheval à mécanique, qui précisément n'avait plus ni queue ni crinière, me parut toutefois excessif. Et puis, est-ce bien par le don d'un cheval qu'on marque sa pitié? Il fallait un présent convenable à un maudit. Une fleur peut-être? Il y avait des bouquets dans le salon. Mais une fleur, cela ressemble à un baiser. Je doutais qu'Alphonse aimât les fleurs. Je fis, dans une grande perplexité, le tour de la salle à manger. Tout à coup, je frappai joyeusement dans mes mains: j'avais trouvé!