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Il y avait sur le buffet, dans une coupe, de magnifiques raisins de Fontainebleau. Je montai sur une chaise et pris de ces raisins une grappe longue et pesante qui remplissait la coupe aux trois quarts. Les grains d'un vert pâle étaient dorés d'un côté et l'on devait croire qu'ils fondraient délicieusement dans la bouche; pourtant je n'y goûtai pas. Je courus chercher un peloton de fil dans la table à ouvrage de ma mère. Il m'était interdit d'y rien prendre. Mais il faut savoir désobéir. J'attachai la grappe au bout d'un fil, et, me penchant sur la barre de la fenêtre, j'appelai Alphonse et fis descendre lentement la grappe dans la cour. Pour la mieux voir, l'enfant maudit écarta de ses yeux les mèches de ses cheveux jaunes, et, quand elle fut à portée de son bras, il l'arracha avec le fil; puis, relevant la tête, il me tira la langue, me fit un pied de nez et s'enfuit avec la grappe en me montrant son derrière. Mes petits amis ne m'avaient pas accoutumé à ces façons. J'en fus d'abord très irrité.

Mais une considération me calma. «J'ai bien fait, pensai-je, de n'envoyer ni une fleur ni un baiser.» Ma rancune s'évanouit à cette pensée, tant il est vrai que, quand l'amour-propre est satisfait, le reste importe peu.

Toutefois, à l'idée qu'il faudrait confesser mon aventure à ma mère, je tombai dans un grand abattement. J'avais tort; ma mère me gronda, mais avec de la gaieté: je le vis à ses yeux qui riaient.

«Il faut donner son bien, et non celui des autres, me dit-elle, et il faut savoir donner.

– C'est le secret du bonheur, et peu le savent», ajouta mon père.

Il le savait, lui!

VI MARCELLE AUX YEUX D'OR

J'avais cinq ans et je me faisais du monde une idée que j'ai dû changer depuis; c'est dommage, elle était charmante. Un jour, tandis que j'étais occupé à dessiner des bonshommes, ma mère m'appela sans songer qu'elle me dérangeait. Les mères ont de ces étourderies.

Cette fois, il s'agissait de me faire ma toilette. Je n'en sentais pas la nécessité et j'en voyais le désagrément, je résistais, je faisais des grimaces; j'étais insupportable.

Ma mère me dit:

«Ta marraine va venir: ce serait joli si tu n'étais pas habillé!» Ma marraine! je ne l'avais pas encore vue; je ne la connaissais pas du tout. Je ne savais même pas qu'elle existât. Mais je savais très bien ce que c'est qu'une marraine: je l'avais lu dans les contes et vu dans les images; je savais qu'une marraine est une fée.

Je me laissai peigner et savonner tant qu'il plut à ma chère maman. Je songeais à ma marraine avec une extrême curiosité de la connaître. Mais, bien que grand questionneur d'ordinaire, je ne demandai rien de tout ce que je brûlais de savoir.

«Pourquoi?

– Vous me demandez pourquoi? Ah! c'est que je n'osais; c'est que les fées, telles que je les comprenais, voulaient le silence et le mystère; c'est qu'il est dans les sentiments un vague si précieux, que l'âme la plus neuve en ce monde est, par instinct, jalouse de le garder; c'est qu'il existe, pour l'enfant comme pour l'homme, des choses ineffables; c'est que, sans l'avoir connue, j'aimais ma marraine.» Je vais bien vous surprendre, mais la vérité a parfois heureusement quelque chose d'imprévu, qui la rend supportable… Ma marraine était belle à souhait. Quand je la vis, je la reconnus. C'était bien celle que j'attendais, c'était ma fée. Je la contemplais sans surprise, ravi. Pour cette fois, et par extraordinaire, la nature égalait les rêves de beauté d'un petit enfant.

Ma marraine me regarda: elle avait des yeux d'or. Elle me sourit et je lui vis des dents aussi petites que les miennes. Elle parla: sa voix était claire et chantait comme une source dans les bois. Elle me baisa, ses lèvres étaient fraîches; je les sens encore sur ma joue.

Je goûtai à la voir une infinie douceur, et il fallait, paraît-il, que cette rencontre fût charmante de tout point; car le souvenir qui m'en reste est dégagé de tout détail qui l'eût gâté. Il a pris une simplicité lumineuse. C'est la bouche entrouverte pour un sourire et pour un baiser, debout, les bras ouverts, que m'apparaît invariablement ma marraine.

Elle me souleva de terre et me dit:

«Trésor, laisse-moi voir la couleur de tes yeux.» Puis, agitant les boucles de ma chevelure:

«Il est blond, mais il deviendra brun.» Ma fée connaissait l'avenir. Pourtant ses prédictions indulgentes ne l'annonçaient pas tout entier. Mes cheveux, aujourd'hui, ne sont plus ni blonds ni noirs.

Elle m'envoya, le lendemain, des joujoux qui ne me parurent pas faits pour moi. Je vivais avec mes livres, mes images, mon pot de colle, mes boîtes de couleur et tout mon attirail de petit garçon intelligent et chétif, déjà sédentaire, qui s'initiait naïvement par ses jouets à ce sentiment des formes et des couleurs, cause de tant de douleurs et de joies.

Les présents choisis par ma marraine n'entraient pas dans ces mœurs. C'était un mobilier complet de sport-boy et de petit gymnaste à trapèze, cordes, barres, poids, haltères, tout ce qu'il faut pour exercer la force d'un enfant et préparer la grâce virile.

Par malheur, j'avais déjà le pli du bureau, le goût des découpures faites patiemment le soir à la lampe, le sens profond des images, et, quand je sortais de mes amusements d'artiste prédestiné, c'était par des coups de folie, par une rage de désordre, pour jouer éperdument à des jeux sans règle, sans rythme: au voleur, au naufrage, à l'incendie. Tous ces appareils de buis verni et de fer me parurent froids, lourds, sans caprice et sans âme, jusqu'à ce que ma marraine y eût mis, en m'en enseignant l'usage, un peu de son charme. Elle soulevait les haltères avec beaucoup de crânerie, et, portant les coudes en arrière, elle me montrait comment les barres, passées sur le dos et sous les bras, développent la poitrine.

Un jour, elle me prit sur ses genoux et me promit un bateau, un bateau avec tous ses gréements, toutes ses voiles et des canons aux sabords. Ma marraine parlait marine comme un loup de mer. Elle n'oubliait ni hune, ni dunette, ni haubans, ni perroquet, ni cacatois. Elle n'en finissait point avec ces mots étranges et elle mettait comme de l'amitié à les dire. Ils lui rappelaient sans doute bien des choses. Une fée, cela va sur les eaux.

Je ne l'ai pas reçu, ce bateau. Mais je n'ai jamais eu besoin, même en bas âge, de posséder les choses pour en jouir, et le bateau de la fée m'a occupé bien des heures. Je le voyais. Je le vois encore. Ce n'est plus un jouet. C'est un fantôme. Il coule en silence sur une mer brumeuse, et j'aperçois à son bord une femme immobile, les bras inertes, les yeux grands et vides.

Je ne devais plus revoir ma marraine.

J'avais dès lors une idée juste de son caractère. Je sentais qu'elle était née pour plaire et pour aimer, que c'était là son affaire en ce monde. Je ne me trompais pas, hélas! J'ai su depuis que Marcelle (elle se nommait Marcelle) n'a jamais fait que cela.

C'est bien des années plus tard que j'appris quelque chose de sa vie. Marcelle et ma mère s'étaient connues au couvent. Mais ma mère, plus âgée de quelques années, était trop sage et trop mesurée pour devenir la compagne assidue de Marcelle, qui mettait dans ses amitiés une ardeur extraordinaire et une sorte de folie. La jeune pensionnaire qui inspira à Marcelle les sentiments les plus extravagants était la fille d'un négociant, une grosse personne calme, moqueuse et bornée. Marcelle ne la quittait pas des yeux, fondait en larmes pour un mot, pour un geste de son amie, l'accablait de serments, lui faisait toutes les heures des scènes de jalousie, et lui écrivait à l'étude des lettres de vingt pages, tant qu'enfin la grosse fille, impatientée, déclara qu'il y en avait assez et qu'elle voulait être tranquille.