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III LA GRAND-MAMAN NOZIÈRE

Ce matin-là, mon père avait le visage bouleversé. Ma mère, affairée, parlait tout bas. Dans la salle à manger, une couturière cousait des vêtements noirs.

Le déjeuner fut triste et plein de chuchotements. Je sentais bien qu'il y avait quelque chose.

Enfin, ma mère, tout de noir habillée et voilée, me dit:

«Viens, mon chéri.» Je lui demandai où nous allions; elle me répondit:

«Pierre, écoute-moi bien. Ta grand-maman Nozière… tu sais, la mère de ton père… est morte cette nuit. Nous allons lui dire adieu et l'embrasser une dernière fois.» Et je vis que ma mère avait pleuré. Pour moi, je ressentis une impression bien forte; car elle ne s'est pas encore effacée depuis tant d'années, et si vague, qu'il m'est impossible de l'exprimer par des mots. Je ne puis même pas dire que c'était une impression triste. La tristesse du moins n'y avait rien de cruel. Un mot peut-être, un seul, celui de romanesque, peut s'appliquer en quelque chose à cette impression qui n'était formée en effet par aucun élément de réalité.

Tout le long du chemin, je pensais à ma grand-mère; mais je ne pus me faire une idée de ce qui lui était arrivé.

Mourir! je ne devinais pas ce que cela pouvait être. Je sentais seulement que l'heure en était grave.

Par une illusion qui peut s'expliquer, je crus voir, en approchant de la maison mortuaire, que les alentours et tout le voisinage étaient sous l'influence de la mort de ma grand-mère, que le silence matinal des rues, les appels des voisins et des voisines, l'allure rapide des passants, le bruit des marteaux du maréchal avaient pour cause la mort de ma grand-mère. À cette idée, qui m'occupait tout entier, j'associais la beauté des arbres, la douceur de l'air et l'éclat du ciel, remarqués pour la première fois.

Je me sentais marcher dans une voie de mystère, et, quand, au détour d'une rue, je vis le petit jardin et le pavillon bien connus, j'éprouvai comme une déception de n'y rien trouver d'extraordinaire. Les oiseaux chantaient.

J'eus peur et je regardai ma mère. Ses yeux étaient fixés, avec une expression de crainte religieuse, sur un point vers lequel à mon tour je dirigeai mon regard.

Alors j'aperçus à travers les vitres et les rideaux blancs de la chambre de ma grand-mère une lueur, une faible et pâle lueur, qui tremblait. Et cette lueur était si funèbre dans la grande clarté du jour, que je baissai la tête pour ne plus la voir.

Nous montâmes le petit escalier de bois et nous traversâmes l'appartement, qu'emplissait un vaste silence.

Quand ma mère allongea la main pour ouvrir la porte de la chambre, je voulus lui arrêter le bras… Nous entrâmes.

Une religieuse assise dans un fauteuil se leva et nous fit place au chevet du lit. Ma grand-mère était là, couchée, les yeux clos.

Il me semblait que sa tête était devenue lourde, lourde comme une pierre, tant elle creusait l'oreiller! Avec quelle netteté je la vis! Un bonnet blanc lui cachait les cheveux; elle paraissait moins vieille qu'à l'ordinaire, bien que décolorée.

Oh! qu'elle n'avait pas l'air de dormir! Mais d'où lui venait ce petit sourire narquois et obstiné qui faisait tant de peine à voir?

Il me sembla que les paupières palpitaient un peu, sans doute parce qu'elles étaient exposées à la clarté tremblante des deux cierges allumés sur la table, à côté d'une assiette où un rameau de buis trempait dans l'eau bénite.

«Embrasse ta grand-mère», me dit maman.

J'avançai mes lèvres. L'espèce de froid que je sentis n'a pas de nom et n'en aura jamais.

Je baissai les yeux et j'entendis ma mère qui sanglotait.

Je ne sais pas, en vérité, ce que je serais devenu si la servante de ma grand-mère ne m'eût pas emmené de cette chambre.

Elle me prit par la main, me mena chez un marchand de jouets et me dit:

«Choisis.» Je choisis une arbalète et je m'amusai à lancer des pois chiches dans les feuilles des arbres.

J'avais oublié ma grand-mère.

C'est le soir seulement, en voyant mon père, que les pensées du matin me revinrent. Mon pauvre père n'était plus reconnaissable. Il avait le visage gonflé, luisant, plein de feux, les yeux noyés, les lèvres convulsives.

Il n'entendait pas ce qu'on lui disait et passait de l'accablement à l'impatience. Près de lui, ma mère écrivait des adresses sur des lettres bordées de noir. Des parents vinrent l'aider. On me montra à plier les lettres. Nous étions une dizaine autour d'une grande table. Il faisait chaud. Je travaillais à une besogne nouvelle; cela me donnait de l'importance et m'amusait.

Après sa mort, ma grand-mère vécut pour moi d'une seconde vie plus remarquable que la première. Je me représentais avec une force incroyable tout ce que je lui avais vu faire ou entendu dire autrefois, et mon père faisait d'elle tous les jours des récits qui nous la rendaient vivante, si bien que parfois, le soir, à table, après le repas, il nous semblait presque l'avoir vue rompre notre pain.

Pourquoi n'avons-nous pas dit à cette chère ombre ce que dirent au Maître les pèlerins d'Emmaüs:

«Demeurez avec nous, car il se fait tard et déjà le jour baisse.» Oh! quel gentil revenant elle faisait, avec son bonnet de dentelles à rubans verts! Il n'entrait pas dans la tête qu'elle s'accommodât de l'autre monde. La mort lui convenait moins qu'à personne. Cela va à un moine de mourir, ou encore à quelque belle héroïne. Mais cela ne va pas du tout à une petite vieille rieuse et légère, joliment chiffonnée, comme était grand-maman Nozière.

Je vais vous dire ce que j'avais découvert tout seul, quand elle vivait encore.

Grand-maman était frivole; grand-maman avait une morale facile; grand-maman n'avait pas plus de piété qu'un oiseau. Il fallait voir le petit œil rond qu'elle nous faisait quand, le dimanche, nous partions, ma mère et moi, pour l'église. Elle souriait du sérieux que ma mère apportait à toutes les affaires de ce monde et de l'autre. Elle me pardonnait facilement mes fautes, et je crois qu'elle était femme à en pardonner de plus grosses que les miennes.

Elle avait coutume de dire de moi:

«Ce sera un autre gaillard que son père.» Elle entendait par là que j'emploierais ma jeunesse à danser et que je serais amoureux des cent mille vierges.

Elle me flattait. La seule chose qu'elle approuverait en moi, si elle était encore de ce monde (où elle compterait aujourd'hui cent dix ans d'âge), c'est une grande facilité à vivre et une heureuse tolérance que je n'ai pas payées trop cher en les achetant au prix de quelques croyances, morales et politiques. Ces qualités avaient chez ma grand-mère l'attrait des grâces naturelles. Elle mourut sans savoir qu'elle les possédait. Mon infériorité est de connaître que je suis tolérant et sociable.