Peu de jours après, comme elle revenait de la comédie, ma grand-mère trouva à la porte de sa maison un homme décharné, blême, défiguré par une barbe grise et sale, qui se jeta à ses pieds et lui dit:
«Citoyenne Danger, je suis Alcide, sauvez-moi!» Elle le reconnut alors.
«Mon Dieu! lui dit-elle, se peut-il que vous soyez M. Alcide, mon maître à danser? En quel état vous revois-je, monsieur Alcide!
– Je suis proscrit, citoyenne; sauvez-moi!
– Je ne puis que l'essayer. Je suis moi-même suspecte, et ma cuisinière est jacobine. Suivez-moi. Mais veillez à ce que mon portier ne vous voie pas. Il est officier municipal.» Ils montèrent l'escalier, et cette bonne petite Mme Danger s'enferma dans son appartement avec le déplorable Alcide, qui grelottait la fièvre et répétait en claquant des dents:
‹‹Sauvez-moi, sauvez-moi!» À lui voir une si pitoyable mine, elle avait envie de rire.
La situation pourtant était critique.
«Où le fourrer?» se demandait ma grand-mère en parcourant du regard les armoires et les commodes.
Faute de lui trouver une autre place, elle eut l'idée de le mettre dans son lit.
Elle tira deux matelas en dehors des autres et, formant ainsi un espace près du mur, elle y coula Alcide. Le lit avait de la sorte un air bouleversé. Elle se déshabilla et s'y mit.
Puis, sonnant la cuisinière:
«Zoé, je suis souffrante; donnez-moi un poulet, de la salade et un verre de vin de Bordeaux. Zoé, qu'y a-t-il de nouveau aujourd'hui!
– Il y a un complot de ces gueux d'aristocrates, qui veulent se faire guillotiner jusqu'au dernier. Les sans-culottes ont l'œil. Ça ira! ça ira!… Le portier m'a dit qu'un scélérat du nom d'Alcide est recherché dans la section, et que vous pouvez vous attendre à une visite domiciliaire pour cette nuit.» Alcide, entre deux matelas, entendait ces douceurs. Il fut pris, après le départ de Zoé, d'un tremblement nerveux qui secouait tout le lit, et sa respiration devint si pénible qu'elle emplissait toute la chambre d'un sifflement strident.
«Voilà qui va bien», se dit la petite Mme Danger.
Et elle mangea son aile de poulet, et passa au triste Alcide deux doigts de vin de Bordeaux.
«Ah! madame!… ah!Jésus!…» s'écriait Alcide.
Et il se mit à geindre avec plus de force que de raison.
«À merveille se dit Mme Danger; la municipalité n'a qu'à venir…» Elle en était là de ses pensées, quand un bruit de crosses tombant lourdement à terre ébranla le palier. Zoé introduisit quatre officiers municipaux et trente soldats de la garde nationale.
Alcide ne bougeait plus et ne faisait plus entendre le moindre souffle.
«Levez-vous, citoyenne», dit un des gardes.
Un autre objecta que la citoyenne ne pouvait s'habiller devant les hommes.
Un citoyen, voyant une bouteille de vin, la saisit, y goûta, et les autres burent à la régalade.
Un joyeux compère s'assit sur le lit, et, prenant le menton de Mme Danger:
«Quel dommage qu'avec une si jolie figure elle soit une aristocrate et qu'il faille couper ce petit cou-là!
– Allons! dit Mme Danger, je vois que vous êtes des gens aimables. Faites vite et cherchez tout ce que vous avez à chercher, car je meurs de sommeil.» Ils restèrent deux mortelles heures dans la chambre; ils passèrent vingt fois l'un après l'autre devant le lit et regardèrent s'il n'y avait personne dessous. Puis, après avoir débité mille impertinences, ils s'en allèrent.
Le dernier avait à peine tourné les talons, que la petite Mme Danger, la tête dans la ruelle, appela:
«Monsieur Alcide! monsieur Alcide!» Une voix gémissante répondit:
«Ciel! on peut nous entendre. Jésus! madame, ayez pitié de moi!
– Monsieur Alcide, poursuivait ma grand-mère, quelle peur vous m'avez faite! Je ne vous entendais plus, je croyais que vous étiez mort, et, à l'idée de coucher sur un mort, j'ai pensé cent fois m'évanouir. Monsieur Alcide, vous n'en usez pas bien à mon égard. Quand on n'est pas mort, on le dit, vertubleu! Je ne vous pardonnerai jamais la peur que vous m'avez faite.» Ne fut-elle pas excellente, ma grand-mère, avec son pauvre M. Alcide? Elle l'alla cacher le lendemain à Meudon et le sauva gentiment.
On ne soupçonnerait pas la fille du philosophe Dussuel d'avoir cru facilement aux miracles, ni de s'être aventurée sur les confins du monde surnaturel. Elle n'avait pas un brin de religion, et son bon sens, un peu court, s'offensait de tout mystère. Pourtant, cette personne si raisonnable racontait à qui voulait l'entendre un fait merveilleux dont elle avait été témoin.
En visitant son père, aux Récollets de Versailles, elle avait connu Mme de Laville, qui y était prisonnière. Quand cette dame fut libre, elle alla habiter rue de Lancry, dans la même maison que ma grand-mère. Les deux appartements donnaient sur le même palier.
Mme de Laville habitait avec sa jeune sœur nommée Amélie.
Amélie était grande et belle. Son visage pâle, décoré d'une chevelure noire, avait une incomparable beauté d'expression. Ses yeux, chargés de langueur ou de flammes, cherchaient autour d'elle quelque chose d'inconnu.
Chanoinesse au chapitre séculier de l'Argentière, en attendant un établissement dans le monde, Amélie avait éprouvé, disait-on, dès le sortir de l'enfance, les douleurs d'un amour qui ne fut point partagé et qu'elle fut obligée de taire.
Elle paraissait accablée d'ennui. Il lui arrivait de fondre en larmes sans raison apparente. Tantôt elle restait des journées entières dans une immobilité stupide, tantôt elle dévorait des livres de dévotion. Mordue par ses propres chimères, elle se tordait dans d'indicibles souffrances.
L'arrestation de sa sœur, le supplice de plusieurs de ses amis, guillotinés comme conspirateurs, et d'incessantes alertes achevèrent de ruiner sa constitution ébranlée. Elle devint d'une maigreur effrayante. Les tambours qui appelaient tous les jours les sections aux armes, les bandes de citoyens en bonnet rouge et armés de piques qui défilaient devant ses fenêtres en chantant le Ça ira la jetaient dans une épouvante que suivaient des alternatives de torpeur et d'exaltation. Des troubles nerveux se manifestèrent avec une force terrible et produisirent des effets étranges.
Amélie eut des songes dont la lucidité étonna ceux qui l'entouraient.
Errant la nuit, éveillée ou endormie, elle entendait des bruits lointains, des soupirs de victimes. Parfois, debout, elle étendait le bras et, montrant dans l'ombre quelque chose d'invisible, elle prononçait le nom de Robespierre.
«Elle a, disait sa sœur, des pressentiments certains et elle prophétise les malheurs.» Or, dans la nuit du 9 au 10 thermidor, ma grand-mère se tenait, ainsi que son père, dans la chambre des deux sœurs: ils étaient tous quatre fort agités, résumant les graves événements de la journée et s'efforçant d'en deviner l'issue: le tyran décrété d'arrestation, conduit au Luxembourg et refusé par le concierge, mené ensuite aux bureaux de la police, sur le quai des Orfèvres, puis délivré par la Commune et porté à l'Hôtel de ville…