«Jeanne est une fiction. Vous êtes un sot. Rendez cette croix et retournez à votre place.» Je retournai à ma place en pleurant. Cette fois, c'est sur moi que je pleurais, et j'avoue que ces nouvelles larmes n'avaient pas cette espèce de douceur qui s'était mêlée à celles que la pauvre Jeanne m'avait tirées. Une chose augmentait mon trouble: je ne savais pas du tout ce que c'était qu'une fiction; Fontanet ne le savait pas davantage.
Je le demandai à ma mère, quand je fus de retour à la maison.
«Une fiction, me répondit ma mère, c'est un mensonge.
– Ah! maman, lui dis-je, c'est un malheur que Jeanne soit un mensonge.
– Quelle Jeanne?» demanda ma mère.
Des vierges du hameau Jeanne était la plus belle.
Et je contai l'histoire de Jeanne telle qu'elle me restait dans l'esprit.
Ma mère ne me répondit rien; mais je l'entendis qui disait à l'oreille de mon père:
«Quelles pauvretés on apprend à cet enfant!
– Ce sont, en effet, de grandes pauvretés, dit mon père.
Que voulez-vous aussi qu'une vieille fille entende à la pédagogie? J'ai un système d'éducation que je vous exposerai un jour. D'après ce système, il faut apprendre à un enfant de l'âge de notre Pierre les mœurs des animaux auxquels il ressemble par les appétits et par l'intelligence. Pierre est capable de comprendre la fidélité d'un chien, le dévouement d'un éléphant, les malices d'un singe: c'est cela qu'il faut lui conter, et non cette Jeanne, ce hameau et ces cloches qui n'ont pas le sens commun.
– Vous avez raison, répondit ma mère; l'enfant et la bête s'entendent fort bien, ils sont tous deux près de la nature. Mais, croyez-moi, mon ami, il y a une chose que les enfants comprennent mieux encore que les ruses des singes: ce sont les belles actions des grands hommes.
L'héroïsme est clair comme le jour, même pour un petit garçon; et, si l'on raconte à Pierre la mort du chevalier d'Assas, il la comprendra, avec l'aide de Dieu, comme vous et moi.
– Hélas! soupira mon père, je crois, au contraire, que l'héroïsme s'entend de diverses façons, selon les temps, les lieux et les personnes. Mais il n'importe; ce qui importe dans le sacrifice, c'est le sacrifice même. Si l'objet pour lequel on se dévoue est une illusion, le dévouement n'en est pas moins une réalité; et cette réalité est la plus splendide parure dont l'homme puisse décorer sa misère morale.
Chère amie, votre générosité naturelle vous a fait comprendre ces vérités mieux que je ne les comprenais moi-même avec le secours de l'expérience et de la réflexion. Je les ferai entrer dans mon système.» Ainsi disputaient le docteur et ma mère.
Huit jours après, j'écrivais pour la dernière fois sur mon ardoise, au milieu du tumulte:
La faim mit au tombeau Malfilâtre ignoré.
Fontanet et moi, nous quittâmes ensemble la pension de Mlle Lefort.
VI TEUTOBOCHUS
Il ne me paraît pas possible qu'on puisse avoir l'esprit tout à fait commun, si l'on fut élevé sur les quais de Paris, en face du Louvre et des Tuileries, près du palais Mazarin, devant la glorieuse rivière de Seine, qui coule entre les tours, les tourelles et les flèches du vieux Paris. Là, de la rue Guénégaud à la rue du Bac, les boutiques des libraires, des antiquaires et des marchands d'estampes étalent à profusion les plus belles formes de l'art et les plus curieux témoignages du passé. Chaque vitrine est, dans sa grâce bizarre et son pêle-mêle amusant, une séduction pour les yeux et pour l'esprit. Le passant qui sait voir en emporte toujours quelque idée, comme l'oiseau s'envole avec une paille pour son nid.
Puisqu'il y a là des arbres avec des livres, et que des femmes y passent, c'est le plus beau lieu du monde.
Au temps de mon enfance, bien plus encore qu'à présent, ce marché de la curiosité était abondamment fourni de meubles anciens, d'estampes anciennes, de vieux tableaux et de vieux livres, de crédences sculptées, de potiches à fleurs, d'émaux, de faïences décorées, d'orfrois, d'étoffes brochées, de tapisseries à personnages, de livres à figures et d'éditions princeps reliées en maroquin. Ces aimables choses s'offraient à des amateurs délicats et savants auxquels les agents de change et les actrices ne les disputaient point encore. Elles étaient déjà familières à Fontanet et à moi, quand nous avions encore des grands cols brodés, des culottes courtes et les mollets nus.
Fontanet demeurait au coin de la rue Bonaparte, où son père avait son cabinet d'avocat. L'appartement de mes parents touchait à une des ailes de l'hôtel de Chimay. Nous étions, Fontanet et moi, voisins et amis. En allant ensemble, les jours de congé, jouer aux Tuileries, nous passions par ce docte quai Voltaire et, là, cheminant, un cerceau à la main et une balle dans la poche, nous regardions aux boutiques tout comme les vieux messieurs, et nous nous faisions à notre façon des idées sur toutes ces choses étranges, venues du passé, du mystérieux passé.
Eh oui, nous flânions, nous bouquinions, nous examinions des images.
Cela nous intéressait beaucoup. Mais Fontanet, je dois le dire, n'avait pas comme moi le respect de toutes les vieilleries. Il riait des antiques plats à barbe et des saints évêques dont le nez était cassé. Fontanet était, dès lors, l'homme de progrès que vous avez entendu à la tribune de la Chambre.
Ses irrévérences me faisaient frémir. Je n'aimais point qu'il appelât têtes de pipe les portraits bizarres des ancêtres.
J'étais conservateur. Il m'en est resté quelque chose, et toute ma philosophie m'a laissé l'ami des vieux arbres et des curés de campagne.
Je me distinguais encore de Fontanet par un penchant à admirer ce que je ne comprenais pas. J'adorais les grimoires; et tout, ou peu s'en faut, m'était grimoire. Fontanet, au contraire, ne prenait plaisir à examiner un objet qu'autant qu'il en concevait l'usage. Il disait: «Tu vois, il y a une charnière, cela s'ouvre. Il y a une vis, cela se démonte.» Fontanet était un esprit juste. Je dois ajouter qu'il était capable d'enthousiasme en regardant des tableaux de batailles. Le Passage de la Bérézina lui donnait de l'émotion. La boutique de l'armurier nous intéressait l'un et l'autre. Quand nous voyions, au milieu des lances, des targes, des cuirasses et des rondaches, M. Petit-Prêtre, revêtu d'un tablier de serge verte, s'en aller, boitant comme vulcain, prendre au fond de l'atelier une antique épée qu'il posait ensuite sur son établi et qu'il serrait dans un étau de fer pour nettoyer la lame et réparer la poignée, nous avions la certitude d'assister à un grand spectacle; M. Petit-Prêtre nous apparaissait haut de cent coudées. Nous restions muets, collés à la vitre. Les yeux noirs de Fontanet brillaient et toute sa petite figure brune et fine s'animait.