Le soir, ce souvenir nous exaltait beaucoup, et mille projets enthousiastes germaient dans nos têtes.
Fontanet me dit une fois:
«Si, avec du carton et le papier couleur d'argent qui enveloppe le chocolat, nous faisions des armes semblables à celles de Petit-Prêtre!…» L'idée était belle. Mais nous ne parvînmes pas à la réaliser convenablement. Je fis un casque, que Fontanet prit pour un bonnet de magicien.
Alors je dis:
«Si nous fondions un musée!…» Excellente pensée! Mais nous n'avions pour le moment à mettre dans ce musée qu'un demi-cent de billes et une douzaine de toupies.
C'est à ce coup que Fontanet eut une troisième conception. Il s'écria:
«Composons une Histoire de France, avec tous les détails, en cinquante volumes.» Cette proposition m'enchanta, et je l'accueillis avec des battements de mains et des cris de joie. Nous convînmes que nous commencerions le lendemain matin, malgré une page du De vins que nous avions à apprendre.
«Tous les détails! répéta Fontanet. Il faut mettre tous les détails!» C'est bien ainsi que je l'entendais. Tous les détails!
On nous envoya coucher. Mais je restai bien un quart d'heure dans mon lit sans dormir, tant j'étais agité par la pensée sublime d'une Histoire de France en cinquante volumes, avec tous les détails.
Nous la commençâmes, cette histoire. Je ne sais, ma foi, plus pourquoi nous la commençâmes par le roi Teutobochus. Mais telle était l'exigence de notre plan. Notre premier chapitre nous mit en présence du roi Teutobochus, qui était haut de trente pieds, comme on put s'en assurer en mesurant ses ossements retrouvés par hasard. Dès le premier pas, affronter un tel géant! La rencontre était terrible. Fontanet lui-même en fut étonné.
«Il faut sauter par-dessus Teutobochus», me dit-il.
Je n'osai point.
L'Histoire de France en cinquante volumes s'arrêta à Teutobochus.
Que de fois, hélas! j'ai recommencé dans ma vie cette aventure du livre et du géant! Que de fois, sur le point de commencer une grande œuvre ou de conduire une vaste entreprise, je fus arrêté net par un Teutobochus nommé vulgairement sort, hasard, nécessité! J'ai pris le parti de remercier et de bénir tous ces Teutobochus qui, me barrant les chemins hasardeux de la gloire, m'ont laissé à mes deux fidèles gardiennes, l'obscurité et la médiocrité. Elles me sont douces toutes deux et m'aiment. Il faut bien que je le leur rende!
Quant à Fontanet, mon subtil ami Fontanet, avocat, conseiller général, administrateur de diverses compagnies, député, c'est merveille de le voir se jouer et courir entre les jambes de tous les Teutobochus de la vie publique, contre lesquels, à sa place, je me serais mille fois cassé le nez.
VII LE PRESTIGE DE M. L'ABBÉ JUBAL
C'est le cœur gros de crainte et d'orgueil que j'entrai en huitième préparatoire. Le professeur de cette classe, M. l'abbé Jubal, n'était pas bien terrible par lui-même; il n'avait pas l'air d'un homme cruel; il avait plutôt l'air d'une demoiselle. Mais il se tenait dans une grande chaire haute et noire, et cela me le rendait effrayant. Il avait la voix et le regard doux, les cheveux bouclés, les mains blanches, l'âme bienveillante. Il ressemblait à un mouton, plus peut-être qu'il n'était séant à un professeur.
Ma mère, l'ayant vu un jour au parloir, murmura:
«Il est bien jeune!» Et cela était dit d'un certain ton.
Je commençais à ne plus le craindre quand je me vis contraint de l'admirer. Cela arriva pendant que je récitais ma leçon, qui consistait en des vers de l'abbé Gauthier, sur les premiers rois de France.
Je disais chaque vers tout d'une haleine et comme s'il eût été fait d'un mot unique:
Pharamondfutdit-onlepremierdecesrois QuelesfrancsdanslaGauleontmissurlepavois Clodionprendcambraipuisrègnemérovée…
Là, je m'arrêtai court et répétai: Mérovée, Mérovée, Mérovée. Cette rime, mêlant l'utile à l'agréable, me rappela que, lorsque régna Mérovée, Lutèce fut préservée… Mais de quoi? Il m'était bien impossible de le dire, l'ayant complètement oublié. La chose, je l'avoue, m'avait peu frappé.
J'avais l'idée que Lutèce était une vieille dame. J'étais content qu'elle eût été préservée, mais ses affaires m'intéressaient en somme extrêmement peu. Malheureusement, M. l'abbé Jubal semblait tenir beaucoup à ce que je disse de quel dommage elle avait été préservée. Je faisais:
«Heu… Mérovée!…heu, heu, heu.»J'aurais donné ma langue au chat pour peu que c'en eût été l'usage dans la classe de huitième préparatoire. Mon voisin Fontanet se moquait de moi, et M. Jubal se limait les ongles. Enfin:
Des fureurs d'Attila Lutèce est préservée.
me dit-il. Puisque vous aviez oublié ce vers, monsieur Nozière, il fallait le refaire au lieu de rester court, vous pouviez dire:
De l'invasion d'Attila Lutèce est préservée.
ou bien:
Du sombre Attila Lutèce est préservée.
ou plus élégamment:
Du fléau de Dieu Lutèce est préservée.
«On peut changer les mots pourvu qu'on respecte la mesure.» J'eus un mauvais point; mais M. l'abbé Jubal acquit un grand prestige à mes yeux par sa facilité poétique. Ce prestige devait croître encore.
M. Jubal, que ses fonctions attachaient à la grammaire de Noël et Chapsal et à l'Histoire de France de l'abbé Gauthier, ne négligeait pourtant pas l'enseignement moral et religieux.
Un jour, je ne sais à quel propos, il prit un air grave et nous dit:
«Mes enfants, s'il vous fallait recevoir un ministre, vous vous empresseriez de lui faire les honneurs de votre logis, comme à un représentant du souverain. Eh bien, quels hommages ne devez-vous pas rendre aux prêtres, qui représentent Dieu sur la terre? Autant Dieu est au-dessus des rois, autant le prêtre est au-dessus des ministres.»
Je n'avais jamais reçu de ministre et ne comptais pas en recevoir de longtemps. J'avais même la certitude que, s'il en venait un à la maison, ma mère m'enverrait dîner, ce jour-là, avec les bonnes, comme cela se pratiquait malheureusement à chaque repas de gala. Je n'en comprenais pas moins que les prêtres sont prodigieusement respectables et, faisant à M. Jubal l'application de cette vérité, je ressentis un grand trouble. Je me rappelai avoir, en sa présence, attaché un pantin de papier dans le dos de Fontanet. Cela était-il respectueux? Aurais-je attaché un pantin de papier dans le dos de Fontanet devant un ministre?
Assurément non. Et pourtant je l'avais attaché, ce pantin, à l'insu, il est vrai, mais en la présence de M. l'abbé Jubal, qui est au-dessus des ministres. Même il tirait la langue, le pantin! Mon âme était éclairée. Je vécus bourrelé de remords. Ma résolution fut d'honorer M. l'abbé Jubal, et, s'il m'arriva depuis de fourrer des petits cailloux dans le cou de Fontanet pendant la classe et de dessiner des bonshommes sur la chaire même de l'abbé Jubal, je le fis du moins avec la satisfaction de connaître toute l'étendue de ma faute.