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Il me fut donné, à quelque temps de là, de mesurer la grandeur spirituelle de M. l'abbé Jubal.

J'étais dans la chapelle, attendant avec deux ou trois camarades mon tour de me confesser. Le jour baissait. La lueur de la lampe perpétuelle faisait trembler les étoiles d'or de la voûte assombrie. Au fond du chœur, la vierge peinte s'effaçait dans le vague d'une apparition. L'autel était chargé de vases dorés, pleins de fleurs; une odeur d'encens flottait dans l'air; on entrevoyait confusément mille choses, et l'ennui, l'ennui même, ce grand mal des enfants, prenait une teinte douce dans l'atmosphère de cette chapelle. Il me semblait que, du côté de l'autel, elle touchait au paradis.

Le jour était tombé. Tout à coup je vis M. l'abbé Jubal s'avancer avec une lanterne jusqu'au chœur. Il fit une génuflexion profonde, puis, ouvrant la grille, il monta les degrés de l'autel. Je l'observais: il défit un paquet d'où sortirent des guirlandes de fleurs artificielles, qui ressemblaient à ces thyrses de cerises qu'au mois de juillet de vieilles femmes nous vendaient dans les rues. Et je m'émerveillai de voir mon professeur s'approcher de l'Immaculée Conception. Vous mîtes une pincée de pointes dans votre bouche, monsieur l'abbé; je craignis d'abord que ce ne fût pour les avaler, mais c'était pour les tenir à portée de votre main. Car vous montâtes sur un escabeau et vous commençâtes à clouer les guirlandes autour de la niche de la sainte vierge. Mais vous descendiez de temps en temps de votre escabeau pour juger à distance de l'effet de votre ouvrage, et vous en étiez content; vos joues étaient rouges, votre œil était clair; vous eussiez souri, sans les pointes que vous teniez entre vos dents. Et moi, je vous admirais de tout mon cœur. Et, bien que la lanterne qui était à terre vous éclairât les narines d'une façon comique, je vous trouvais très beau. Je compris que vous étiez au-dessus des ministres, comme vous nous l'aviez insinué dans un discours habile. Je pensai que monter tout empanaché sur un cheval blanc pour gagner une bataille n'était pas une chose aussi belle et désirable que de suspendre des guirlandes aux murs d'une chapelle. Je connus que ma vocation était de vous imiter.

Je vous imitai dès le soir même à la maison, en découpant avec les ciseaux de ma mère tout le papier que je pus trouver et dont je fis des guirlandes. Mes devoirs en souffrirent. Mon exercice français en souffrit notamment dans des proportions considérables.

C'était un exercice d'après le manuel d'un M. Coquempot, dont le livre était un livre cruel. Je n'ai point de rancune, et, si cet auteur avait eu un nom moins mémorable, je l'aurais généreusement oublié. Mais on n'oublie pas Coquempot. Je ne veux pas abuser contre lui de cette circonstance fortuite. Pourtant qu'il me soit permis de m'étonner qu'il faille faire des exercices si douloureux pour apprendre une langue qu'on nomme maternelle et que ma mère m'apprenait fort bien, seulement en causant devant moi. Car elle parlait à ravir, ma mère!

Mais M. l'abbé Jubal était pénétré de l'utilité de Coquempot, et, comme il ne pouvait entrer dans mes raisons, il me donna un mauvais point. L'année scolaire s'acheva sans incident notable. Fontanet se mit à élever des chenilles dans son pupitre. Alors j'en élevai aussi par amour-propre, bien qu'elles me fissent horreur. Fontanet haïssait Coquempot, cette haine nous réunit. Au seul nom de Coquempot, nous échangions sur nos bancs des regards d'intelligence et des grimaces expressives. Cela nous vengeait. Fontanet me confia que, si l'on faisait encore du Coquempot en huitième, il s'engageait comme mousse sur un grand navire. Cette résolution me plut et je promis à Fontanet de m'engager avec lui. Nous nous jurâmes amitié.

Le jour de la distribution des prix, nous étions méconnaissables, Fontanet et moi. Cela tenait, sans doute, à ce que nous étions peignés. Nos vestes neuves, nos pantalons blancs, la tente de coutil, l'affluence des parents, l'estrade ornée de drapeaux, tout cela m'inspirait l'émotion des grands spectacles. Les livres et les couronnes formaient un amas éclatant dans lequel je cherchais anxieusement à deviner ma part, et je frissonnais sur mon banc.

Mais Fontanet, plus sage, n'interrogeait pas la destinée. Il gardait un calme admirable, tournant dans tous les sens sa petite tête de furet, il remarquait les nez difformes des pères et les chapeaux ridicules des mères, avec une présence d'esprit dont j'étais incapable.

La musique éclata. Le directeur, ayant sur sa soutane le petit manteau de cérémonie, parut sur l'estrade au côté d'un général en grand uniforme et à la tête des professeurs.

Je les reconnus tous. Ils prirent place, selon leur rang, derrière le généraclass="underline" d'abord le sous-directeur, puis les professeurs des hautes classes; puis M. Schuwer, professeur de solfège; M. Trouillon, professeur d'écriture, et le sergent Morin, professeur de gymnastique. M. l'abbé Jubal parut le dernier et s'assit tout au fond sur un pauvre petit tabouret qui, faute de place, ne posait que de trois pieds sur l'estrade et crevait la toile avec le quatrième. Encore M. l'abbé Jubal ne put il garder longtemps cette humble place. Des nouveaux venus le refoulèrent dans un coin où il disparut sous un drapeau. On mit une table sur lui et ce fut tout. Fontanet s'amusa beaucoup de cette suppression.

Pour moi, j'étais confondu qu'on laissât ainsi dans un coin, comme une canne ou un parapluie, une personne qui excellait dans les fleurs et la poésie et représentait Dieu sur la terre.

VIII LA CASQUETTE DE FONTANET

Chaque samedi, on nous menait à la confesse. Si quelqu'un peut me dire pourquoi, il me fera plaisir. Cette pratique m'inspirait beaucoup de respect et d'ennui. Je ne crois pas que M. l'aumônier prît un véritable intérêt à entendre mes péchés; mais il m'était certainement désagréable de les lui dire. La première difficulté était de les trouver. Vous me croirez peut-être si je vous déclare qu'à dix ans je ne possédais pas les qualités psychiques et les méthodes d'analyse qui m'eussent permis d'explorer rationnellement ma conscience interne.

Pourtant, il fallait avoir des péchés; car, point de péchés, point de confession. On m'avait donné, il est vrai, un petit livre qui les contenait tous. Je n'avais qu'à choisir. Mais le choix même était difficile. Il y en avait là tant et de si obscurs sur le larcin, la simonie, la prévarication, la fornication et la concupiscence! Je trouvais dans ce petit livre:

«Je m'accuse d'avoir désespéré. – Je m'accuse d'avoir entendu de mauvaises conversations.» Cela encore ne laissait pas de m'embarrasser beaucoup.

C'est pourquoi je m'en tenais d'ordinaire au chapitre des distractions. Distractions à l'office, distractions pendant les repas, distractions dans «les assemblées», j'avouais tout, et le vide déplorable de ma conscience m'inspirait une grande honte.

J'étais humilié de n'avoir pas de péchés.

Un jour, enfin, je songeai à la casquette de Fontanet; je tenais mon péché; j'étais sauvé!

À compter de ce jour, je me déchargeai chaque samedi, aux pieds de M. l'aumônier, du poids de la casquette de Fontanet.