Par la façon dont j'endommageais en elle le bien du prochain, cette casquette m'inspirait, chaque samedi, pendant quelques minutes, de vives inquiétudes sur le salut de mon âme. Je la remplissais de sable; je la jetais dans les arbres, d'où il fallait l'abattre à coups de pierres comme un fruit avant sa maturité; j'en faisais un chiffon pour effacer les figures à la craie sur le tableau noir; je la jetais par un soupirail dans des caves inaccessibles, et, lorsque au sortir de la classe l'ingénieux Fontanet parvenait à la retrouver, ce n'était plus qu'un lambeau sordide.
Mais une fée veillait sur sa destinée, car elle reparaissait le lendemain matin sur la tête de Fontanet avec l'aspect imprévu d'une casquette propre, honnête, presque élégante. Et cela tous les jours. Cette fée était la sœur aînée de Fontanet. À ce seul trait, on peut l'estimer bonne ménagère.
Plus d'une fois, tandis que je m'agenouillais au pied du sacré tribunal, la casquette de Fontanet plongeait, de mon fait, au fond du bassin de la cour d'honneur. Il y avait alors dans ma situation quelque chose de délicat.
Et quel sentiment m'animait contre cette casquette? La vengeance.
Fontanet me persécutait, à cause d'une gibecière de forme antique et bizarre que mon oncle, homme économe, m'avait donnée pour mon malheur. Elle était beaucoup trop grande pour moi et j'étais beaucoup trop petit pour elle. De plus, cette gibecière ne ressemblait pas à une gibecière, par la raison que ce n'en était pas une. C'était un vieux portefeuille, qui se tirait comme un accordéon et auquel le cordonnier de mon oncle avait mis une courroie.
Ce portefeuille m'était odieux, non sans raison. Mais je ne crois pas aujourd'hui qu'il fût assez laid pour mériter les indignités qu'on lui fit. Il était de maroquin rouge à large dentelle d'or, et portait au-dessus d'une serrure de cuivre une couronne et des armoiries lacérées. Une soie passée, qui avait été bleue, le tapissait intérieurement. S'il existait encore, avec quelle attention je l'examinerais! Car, à me rappeler la couronne, qui devait être une couronne royale, et l'écu, sur lequel on voyait encore (à moins que je ne l'aie rêvé) trois fleurs de lys mal effacées à coups de canif, je soupçonne aujourd'hui ce portefeuille d'avoir été, à l'origine, le portefeuille d'un ministre de Louis XVI.
Mais Fontanet, qui ne le considérait point dans son passé, ne pouvait me le voir au dos sans y jeter des boules de neige ou des marrons d'Inde, selon la saison, et des balles élastiques toute l'année.
Dans le fait, mes camarades, et Fontanet lui-même, n'avaient qu'un seul grief contre ma gibecière: son étrangeté. Elle n'était pas comme les autres; de là tous les maux qu'elle m'a causés. Les enfants ont un sentiment brutal de l'égalité. Ils ne souffrent rien de distinct ni d'original. C'est ce caractère que mon oncle n'avait pas assez observé quand il me fit son pernicieux présent. La gibecière de Fontanet était affreuse; ses deux frères aînés l'ayant traînée tour à tour sur les bancs du lycée, elle ne pouvait plus être salie; le cuir en était tout écorché et crevé; les boucles, disparues, étaient remplacées par des ficelles; mais, comme elle n'avait rien d'extraordinaire, Fontanet n'en éprouva jamais de désagrément. Et moi, quand j'entrais dans la cour de la pension, mon portefeuille au dos, j'étais immédiatement assourdi par des huées, entouré, bousculé, renversé à plat ventre. Fontanet appelait cela me faire faire la tortue, et il montait sur ma carapace. Il n'était pas bien lourd, mais j'étais humilié. Aussitôt remis debout, je sautais sur sa casquette.
Sa casquette était toujours neuve et ma gibecière indestructible, hélas! Et nos violences s'enchaînaient par une inexorable fatalité, comme les crimes dans l'antique maison des Atrides.
IX LES DERNIERES PAROLES DE DÉCIUS MUS
Ce matin, en bouquinant sur les quais, je trouvai dans la boîte à deux sous un tome dépareillé de Tite-Live. Comme je le feuilletais au hasard, je tombai sur cette phrase: «Les débris de l'armée romaine gagnèrent Canusium à la faveur de la nuit», et cette phrase me rappela le souvenir de M. Chotard. Or, quand je pense à M. Chotard, c'est pour un bon moment. Je pensais encore à lui en rentrant à la maison, à l'heure du déjeuner. Et, comme j'avais un sourire aux lèvres, on m'en demanda la cause.
«La cause, mes enfants, c'est M. Chotard.
– Quel est ce Chotard qui te fait sourire?
– Je vais vous le dire. Si je vous ennuie, faites semblant d'écouter et laissez-moi croire que ce n'est pas à lui-même que l'entêté conteur conte ses histoires.
«J'avais quatorze ans et j'étais en troisième. Mon professeur, qui se nommait Chotard, avait le teint fleuri d'un vieux moine, et c'en était un.
«Frère Chotard, après avoir été une des plus douces ouailles du bercail de saint François, jeta en 1830 le froc aux orties et prit l'habit des laïques sans réussir toutefois à le porter avec élégance. Quelle raison eut frère Chotard d'agir ainsi? Les uns disent que ce fut l'amour: les autres disent que ce fut la peur, et qu'après les Trois Glorieuses, le peuple souverain ayant jeté quelques trognons de choux aux capucins de ***, le frère Chotard sauta par-dessus les murs du couvent, pour épargner à ses persécuteurs un aussi gros péché que de malmener un capucin.
«Ce bon frère était un savant homme. Il prit ses grades, donna des leçons et vécut tant et si bien qu'il grisonnait des cheveux, florissait des joues et rougeoyait du nez quand je fus amené avec mes camarades au pied de sa chaire.
«Quel belliqueux professeur de troisième nous avions là! Il fallait le voir, lorsque, texte en main, il conduisait à Philippes les soldats de Brutus. Quel courage! quelle grandeur d'âme! quel héroïsme! Mais il choisissait son temps pour être un héros, et ce temps n'était pas le temps présent. M. Chotard se montrait inquiet et craintif dans le cours de la vie. On l'effrayait facilement.
«Il avait peur des voleurs, des chiens enragés, du tonnerre, des voitures et de tout ce qui peut, de près ou de loin, endommager le cuir d'un honnête homme.
«Il est vrai de dire que son corps seul demeurait parmi nous; son âme était dans l'antiquité. Il vivait, cet excellent homme, aux Thermopyles avec Léonidas; dans la mer de Salamine, sur la nef de Thémistocle; dans les champs de Cannes, près de Paul-Émile; il tombait tout sanglant dans le lac Trasimène, où, plus tard, un pêcheur trouvera son anneau de chevalier romain. Il bravait, à Pharsale, César et les dieux; il brandissait son glaive rompu sur le cadavre de varus, dans la forêt Hercynie. C'était un fameux homme de guerre.
«Résolu à vendre chèrement sa vie sur les bords de l'Algos-Potamos et fier de vider la coupe libératrice dans Numance assiégée, M. Chotard ne dédaignait nullement de recourir, avec les rusés capitaines, aux stratagèmes les plus perfides.
«- Un des stratagèmes qu'il faut recommander, nous dit un jour M. Chotard, en commentant un texte d'Elien, est d'attirer l'armée ennemie dans un défilé et de l'y écraser sous des quartiers de roc.” Il ne nous dit point si l'armée ennemie avait souvent l'obligeance de se prêter à cette manœuvre. Mais j'ai hâte d'en venir au point par lequel Chotard s'illustra dans les esprits de tous ses élèves.