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«Il nous donnait pour sujet de compositions, tant latines que françaises, des combats, des sièges, des cérémonies expiatoires et propitiatoires, et c'est en dictant le corrigé de ces narrations qu'il déployait toute son éloquence. Son style et son débit exprimaient dans les deux langues la même ardeur martiale. Il lui arrivait parfois d'interrompre le cours de son idée pour nous dispenser des punitions méritées, mais le ton de sa voix restait héroïque jusque dans ces incidences; en sorte que, parlant tour à tour avec le même accent comme un consul qui exhorte ses troupes et comme un professeur de troisième qui distribue des pensums, il jetait les esprits des élèves dans un trouble d'autant plus grand qu'il était impossible de savoir si c'était le consul ou le professeur qui parlait. Il lui arriva un jour de se surpasser dans ce genre, par un discours incomparable. Ce discours, nous le sûmes tous par cœur; j'eus soin de l'écrire sur mon cahier sans en rien omettre.

«Le voici tel que je l'entendis, tel que je l'entends encore, car il me semble que la voix grasse de M. Chotard résonne encore à mes oreilles et les emplit de sa solennité monotone.

DERNIERES PAROLES DE DÉCIUS MUS

Près de se dévouer aux dieux Mânes et pressant déjà de l'éperon les flancs de son coursier impétueux, Decius Mus se retourna une dernière fois vers ses compagnons d'armes et leur dit:

«Si vous n'observez pas mieux le silence, je vous infligerai une retenue générale. J'entre, pour la patrie, dans l'immortalité. Le gouffre m'attend. Je vais mourir pour le salut commun. Monsieur Fontanet, vous me copierez dix pages de rudiment. Ainsi l'a décidé, dans sa sagesse, Jupiter Capitolinus, l'éternel gardien de la Ville éternelle. Monsieur Nozière, si, comme il me semble, vous passez encore votre devoir à M. Fontanet pour qu'il le copie, selon son habitude, j'écrirai à monsieur votre père. Il est juste et nécessaire qu'un citoyen se dévoue pour le salut commun. Enviez-moi et ne me pleurez pas. Il est inepte de rire sans motif Monsieur Nozière, vous serez consigné jeudi. Mon exemple vivra parmi vous.

«Messieurs, vos ricanements sont d'une inconvenance que je ne puis tolérer. J'informerai M. le proviseur de votre conduite. Et je verrai, du sein de l'Élysée, ouvert aux mânes des héros, les vierges de la République suspendre des guirlandes de fleurs au pied de mes images.

«J'avais, en ce temps-là, une prodigieuse faculté de rire. Je l'exerçai tout entière sur les dernières paroles de Décius Mus, et, quand, après nous avoir donné le plus puissant motif de rire, M. Chotard ajouta qu'il est inepte de rire sans motif, je me cachai la tête dans un dictionnaire et perdis le sentiment. Ceux qui n'ont pas été secoués à quinze ans par un fou rire sous une grêle de pensums ignorent une volupté.

«Mais il ne faut pas croire que j'étais capable seulement de muser en classe. J'étais à ma manière un bon petit humaniste. Je sentais avec beaucoup de force ce qu'il y a d'aimable et de noble dans ce qu'on appelle si bien les belles-lettres.

«J'avais dès lors un goût du beau latin et du beau français que je n'ai pas encore perdu, malgré les conseils et les exemples de mes plus heureux contemporains. Il m'est arrivé à cet égard ce qui arrive communément aux gens dont les croyances sont méprisées. Je me suis fait un orgueil de ce qui n'était peut-être qu'un ridicule. Je me suis entêté dans ma littérature, et je suis resté un classique. On peut me traiter d'aristocrate et de mandarin; mais je crois que six ou sept ans de culture littéraire donnent à l'esprit bien préparé pour la recevoir une noblesse, une force élégante, une beauté qu'on n'obtient point par d'autres moyens.

«Quant à moi, j'ai goûté avec délices Sophocle et Virgile. M. Chotard, je l'avoue, M. Chotard, aidé de Tite-Live, m'inspirait des rêves sublimes. L'imagination des enfants est merveilleuse. Et il passe de bien magnifiques images dans la tête des petits polissons! Quand il ne me donnait pas un fou rire, M. Chotard me remplissait d'enthousiasme.

«Chaque fois que de sa voix grasse de vieux sermonnaire il prononçait lentement cette phrase: “Les débris de l'armée romaine gagnèrent Canusium à la faveur de la nuit”, je voyais passer en silence, à la clarté de la lune, dans la campagne nue, sur une voie bordée de tombeaux, des visages livides, souillés de sang et de poussière, des casques bossués, des cuirasses ternies et faussées, des glaives rompus. Et cette vision, à demi voilée, qui s'effaçait lentement, était si grave, si morne et si fière, que mon cœur en bondissait de douleur et d'admiration dans ma poitrine.»

X LES HUMANITÉS

Je vais vous dire ce que me rappellent, tous les ans, le ciel agité de l'automne, les premiers dîners à la lampe et les feuilles qui jaunissent dans les arbres qui frissonnent; je vais vous dire ce que je vois quand je traverse le Luxembourg dans les premiers jours d'octobre, alors qu'il est un peu triste et plus beau que jamais; car c'est le temps où les feuilles tombent une à une sur les blanches épaules des statues. Ce que je vois alors dans ce jardin, c'est un petit bonhomme qui, les mains dans les poches et sa gibecière au dos, s'en va au collège en sautillant comme un moineau. Ma pensée seule le voit; car ce petit bonhomme est une ombre; c'est l'ombre du moi que j'étais il y a vingt-cinq ans. Vraiment, il m'intéresse, ce petit: quand il existait, je ne me souciais guère de lui; mais, maintenant qu'il n'est plus, je l'aime bien. Il valait mieux, en somme, que les autres moi que j'ai eu après avoir perdu celui-là. Il était bien étourdi; mais il n'était pas méchant, et je dois lui rendre cette justice qu'il ne m'a pas laissé un seul mauvais souvenir; c'est un innocent que j'ai perdu: il est bien naturel que je le regrette; il est bien naturel que je le voie en pensée et que mon esprit s'amuse à ranimer son souvenir.

Il y a vingt-cinq ans, à pareille époque, il traversait, avant huit heures, ce beau jardin pour aller en classe. Il avait le cœur un peu serré: c'était la rentrée.

Pourtant, il trottait, ses livres sur son dos, et sa toupie dans sa poche. L'idée de revoir ses camarades lui remettait de la joie au cœur. Il avait tant de choses à dire et à entendre! Ne lui fallait-il pas savoir si Laboriette avait chassé pour de bon dans la forêt de l'Aigle? Ne lui fallait-il pas répondre qu'il avait, lui, monté à cheval dans les montagnes d'Auvergne? Quand on fait une pareille chose, ce n'est pas pour la tenir cachée. Et puis c'est si bon de retrouver des camarades! Combien il lui tardait de revoir Fontanet, son ami, qui se moquait si gentiment de lui, Fontanet qui, pas plus gros qu'un rat et plus ingénieux qu'Ulysse, prenait partout la première place avec une grâce naturelle!

Il se sentait tout léger, à la pensée de revoir Fontanet.

C'est ainsi qu'il traversait le Luxembourg dans l'air frais du matin. Tout ce qu'il voyait alors, je le vois aujourd'hui.

C'est le même ciel et la même terre; les choses ont leur âme d'autrefois, leur âme qui m'égaye et m'attriste, et me trouble; lui seul n'est plus.