C'est pourquoi, à mesure que je vieillis, je m'intéresse de plus en plus à la rentrée des classes.
Si j'avais été pensionnaire dans un lycée, le souvenir de mes études me serait cruel et je le chasserais. Mais mes parents ne me mirent point à ce bagne. J'étais externe dans un vieux collège un peu monacal et caché; je voyais chaque jour la rue et la maison et n'étais point retranché, comme les pensionnaires, de la vie publique et de la vie privée. Aussi, mes sentiments n'étaient point d'un esclave; ils se développaient avec cette douceur et cette force que la liberté donne à tout ce qui croît en elle. Il ne s'y mêlait pas de haine. La curiosité y était bonne et c'est pour aimer que je voulais connaître. Tout ce que je voyais en chemin dans la rue, les hommes, les bêtes, les choses, contribuait, plus qu'on ne saurait croire, à me faire sentir la vie dans ce qu'elle a de simple et de fort.
Rien ne vaut la rue pour faire comprendre à un enfant la machine sociale. Il faut qu'il ait vu, au matin, les laitières, les porteurs d'eau, les charbonniers; il faut qu'il ait examiné les boutiques de l'épicier, du charcutier et du marchand de vin; il faut qu'il ait vu passer les régiments, musique en tête; il faut enfin qu'il ait humé l'air de la rue, pour sentir que la loi du travail est divine et qu'il faut que chacun fasse sa tâche en ce monde. J'ai conservé de ces courses du matin et du soir, de la maison au collège et du collège à la maison, une curiosité affectueuse pour les métiers et les gens de métier.
Je dois avouer, pourtant, que je n'avais pas pour tous une amitié égale. Les papetiers qui étalent à la devanture de leur boutique des images d'Épinal furent d'abord mes préférés. Que de fois, le nez collé contre la vitre, j'ai lu d'un bout à l'autre la légende de ces petits drames figurés!
J'en connus beaucoup en peu de temps: il y en avait de fantastiques qui faisaient travailler mon imagination et développaient en moi cette faculté sans laquelle on ne trouve rien, même en matière d'expériences et dans le domaine des sciences exactes. Il y en avait qui, représentant les existences sous une forme naïve et saisissante, me firent regarder pour la première fois la chose la plus terrible, ou pour mieux dire la seule chose terrible, la destinée. Enfin, je dois beaucoup aux images d'Épinal.
Plus tard, à quatorze ou quinze ans, je ne m'arrêtais plus guère aux étalages des épiciers, dont les boîtes de fruits confits, pourtant, me semblèrent longtemps admirables. Je dédaignai les merciers et ne cherchai plus à deviner les sens de l'énigmatique qui brille en or sur leur enseigne.
Je m'arrêtais à peine à déchiffrer les rébus naïfs, figurés sur la grille historiée des vieux débits de vin, où l'on voit un coing ou une comète en fer forgé.
Mon esprit, devenu plus délicat, ne s'intéressait plus qu'aux échoppes d'estampes, aux étalages de bric-à-brac et aux boîtes de bouquins.
Ô vieux juifs sordides de la rue du Cherche-Midi, naïfs bouquinistes des quais, mes maîtres, que je vous dois de reconnaissance! Autant et mieux que les professeurs de l'Université, vous avez fait mon éducation intellectuelle.
Braves gens, vous avez étalé devant mes yeux ravis les formes mystérieuses de la vie passée et toute sorte de monuments précieux de la pensée humaine. C'est en furetant dans vos boîtes, c'est en contemplant vos poudreux étalages, chargés des pauvres reliques de nos pères et de leurs belles pensées, que je me pénétrai insensiblement de la plus saine philosophie.
Oui, mes amis, à pratiquer les bouquins rongés des vers, les ferrailles rouillées et les boiseries vermoulues que vous vendiez pour vivre, j'ai pris, tout enfant, un profond sentiment de l'écoulement des choses et du néant de tout. J'ai deviné que les êtres n'étaient que des images changeantes dans l'universelle illusion, et j'ai été dès lors enclin à la tristesse, à la douceur et à la pitié.
L'école en plein vent m'enseigna, comme vous voyez, de hautes sciences. L'école domestique me fut plus profitable encore. Les repas en famille, si doux quand les carafes sont claires, la nappe blanche et les visages tranquilles, le dîner de chaque jour avec sa causerie familière, donnent à l'enfant le goût et l'intelligence des choses de la maison, des choses humbles et saintes de la vie. S'il a le bonheur d'avoir, comme moi, des parents intelligents et bons, les propos de table qu'il entend lui donnent un sens juste et le goût d'aimer. Il mange chaque jour de ce pain bénit que le père spirituel rompit et donna aux pèlerins dans l'auberge d'Emmaüs. Et il se dit comme eux: «Mon cœur est tout chaud en dedans de moi.» Les repas que les pensionnaires prennent au réfectoire n'ont point cette douceur et cette vertu. Oh! la bonne école que l'école de la maison!
Pourtant on entrerait bien mal dans ma pensée si l'on croyait que je méprise les études classiques. Je crois que, pour former un esprit, rien ne vaut l'étude des deux antiquités d'après les méthodes des vieux humanistes français.
Ce mot d'humanités, qui veut dire élégance, s'applique bien à la culture classique.
Le petit bonhomme dont je vous parlais tout à l'heure avec une sympathie qu'on me pardonnera peut-être, en songeant qu'elle n'est point égoïste et que c'est à une ombre qu'elle va, ce petit bonhomme qui traversait le Luxembourg en sautant comme un moineau, était, je vous prie de le croire, un assez bon humaniste. Il goûtait, en son âme enfantine, la force romaine et les grandes images de la poésie antique. Tout ce qu'il voyait et sentait dans sa bonne liberté d'externe qui flâne aux boutiques et dîne avec ses parents, ne le rendait point insensible au beau langage qu'on enseigne au collège. Loin de là: il se montrait aussi attique et aussi cicéronien, peu s'en faut, qu'on peut l'être dans une troupe de petits grimauds régie par d'honnêtes barbacoles.
Il travaillait peu pour la gloire et ne brillait guère sur les palmarès; mais il travaillait beaucoup pour que cela l'amusât, comme disait La Fontaine. Ses versions étaient fort bien tournées et ses discours latins eussent mérité les louanges même de M. l'Inspecteur, sans quelques solécismes qui les déparaient généralement. Ne vous a-t-il pas déjà conté qu'à douze ans les récits de Tite-Live lui arrachaient des larmes généreuses?
Mais c'est en abordant la Grèce qu'il vit la beauté dans sa simplicité magnifique. Il y vint tard. Les fables d'Ésope lui avaient d'abord assombri l'âme. Un professeur bossu les lui expliquait, bossu de corps et d'âme. Voyez-vous Thersite conduisant les jeunes Galates dans les bosquets des Muses? Le petit bonhomme ne concevait pas cela. On croira que son pédagogue bossu, se vouant spécialement à expliquer les fables d'Ésope, était admissible dans cet emploi: non pas! c'était un faux bossu, un bossu géant, sans esprit et sans humanité, enclin au mal et le plus injuste des hommes. Il ne valait rien, même pour expliquer les pensées d'un bossu. D'ailleurs, ces méchantes petites fables sèches, qui portent le nom d'Ésope, nous sont parvenues limées par un moine byzantin, qui avait un crâne étroit et stérile sous sa tonsure. Je ne savais pas, en cinquième, leur origine, et je me souciais peu de la savoir; mais je les jugeais exactement comme je les juge à présent.