Выбрать главу

Après Ésope, on nous donna Homère. Je vis Thétis se lever comme une nuée blanche au-dessus de la mer, je vis Nausicaa et ses compagnes, et le palmier de Délos, et le ciel et la terre et la mer, et le sourire en larmes d'Andromaque… Je compris, je sentis. Il me fut impossible, pendant six mois, de sortir de l'Odyssée. Ce fut pour moi la cause de punitions nombreuses. Mais que me faisaient les pensums? J'étais avec Ulysse «sur la mer violette»! Je découvris ensuite les tragiques. Je ne compris pas grand-chose à Eschyle; mais Sophocle, mais Euripide m'ouvrirent le monde enchanté des héros et des héroïnes et m'initièrent à la poésie du malheur. À chaque tragédie que je lisais, c'étaient des joies et des larmes nouvelles et des frissons nouveaux.

Alceste et Antigone me donnèrent les plus nobles rêves qu'un enfant ait jamais eus. La tête enfoncée dans mon dictionnaire, sur mon pupitre barbouillé d'encre, je voyais des figures divines, des bras d'ivoire tombant sur des tuniques blanches, et j'entendais des voix plus belles que la plus belle musique, qui se lamentaient harmonieusement.

Cela encore me causa de nouvelles punitions. Elles étaient justes: je m'occupais de choses étrangères à la classe. Hélas! l'habitude m'en resta. Dans quelque classe de la vie qu'on me mette pour le reste de mes jours, je crains bien, tout vieux, d'encourir encore le reproche que me faisait mon professeur de seconde: «Monsieur Pierre Nozière, vous vous occupez de choses étrangères à la classe.» Mais c'est surtout par les soirs d'hiver, au sortir du collège, que je m'enivrais dans les rues de cette lumière et de ce chant. Je lisais sous les réverbères et devant les vitrines éclairées des boutiques les vers que je me récitais ensuite à demi voix en marchant. L'activité des soirs d'hiver régnait dans les rues étroites du faubourg, que l'ombre enveloppait déjà.

Il m'arriva bien souvent de heurter quelque patronnet qui, sa manne sur la tête, menait son rêve comme je menais le mien, ou de sentir subitement à la joue l'haleine chaude d'un pauvre cheval qui tirait sa charrette. La réalité ne me gâtait point mon rêve, parce que j'aimais bien mes vieilles rues de faubourg dont les pierres m'avaient vu grandir. Un soir, je lus des vers d'Antigone à la lanterne d'un marchand de marrons, et je ne puis pas, après un quart de siècle, me rappeler ces vers:

Tombeau! ô lit nuptial!…

sans revoir l'Auvergnat soufflant dans un sac de papier et sans sentir à mon côté la chaleur de la poêle où rôtissaient les marrons. Et le souvenir de ce brave homme se mêle harmonieusement dans ma mémoire aux lamentations de la vierge thébaine.

Ainsi j'appris beaucoup de vers. Ainsi j'acquis des connaissances utiles et précieuses. Ainsi je fis mes humanités.

Ma manière était bonne pour moi; elle ne vaudrait rien pour un autre. Je me garderais bien de la recommander à personne.

Au reste, je dois vous confesser que, nourri d'Homère et de Sophocle, je manquais de goût quand j'entrai en rhétorique. C'est mon professeur qui me le déclara, et je le crois volontiers. Le goût qu'on a ou qu'on montre à dix-sept ans est rarement bon. Pour améliorer le mien, mon professeur de rhétorique me recommanda l'étude attentive des œuvres complètes de Casimir Delavigne. Je ne suivis point sa recommandation. Sophocle m'avait fait prendre un certain pli que je ne pus défaire. Ce professeur de rhétorique ne me paraissait point et ne me paraît point encore un fin lettré; mais il avait, avec un esprit chagrin, un caractère droit et une âme fière. S'il nous enseigna quelques hérésies littéraires, il nous montra du moins, par son exemple, ce que c'est qu'un honnête homme.

Cette science a bien son prix. M. Charron était respecté de tous ses élèves. Car les enfants apprécient avec une parfaite justesse la valeur morale de leurs maîtres. Ce que je pensais, il y a vingt-cinq ans, de l'injurieux bossu et de l'honnête Charron, je le pense encore aujourd'hui.

Mais le soir tombe sur les platanes du Luxembourg, et le petit fantôme que j'avais évoqué se perd dans l'ombre.

Adieu, petit moi que j'ai perdu et que je regretterais à jamais, si je ne te retrouvais embelli dans mon fils!

XI LA FORET DE MYRTES

J'avais été un enfant très intelligent, mais, vers dix-sept ans, je devins stupide. Ma timidité était telle alors, que je ne pouvais ni saluer ni m'asseoir en compagnie, sans que la sueur me mouillât le front. La présence des femmes me jetait dans une sorte d'effarement. J'observais à la lettre ce précepte de l'Imitation de Jésus-Christ, qu'on m'avait appris dans je ne sais quelle basse classe et que j'avais retenu parce que les vers, qui sont de Corneille, m'en avaient semblé bizarres:

Fuis avec un grand soin la pratique des femmes; Ton ennemi par là peut savoir ton défaut.

Recommande en commun aux bontés du Très-Haut. Celles dont les vertus embellissent les âmes, Et, sans en voir jamais qu'avec un prompt adieu, Aime-les toutes, mais en Dieu.

Je suivais le conseil du vieux moine mystique; mais, si je le suivais, c'était bien malgré moi. J'aurais voulu voir les femmes avec un adieu moins prompt.

Parmi les amies de ma mère, il en était une auprès de laquelle j'aurais particulièrement aimé me tenir et causer longtemps. C'était la veuve d'un pianiste mort jeune et célèbre, Adolphe Gance. Elle se nommait Alice. Je n'avais jamais bien vu ni ses cheveux, ni ses yeux, ni ses dents…

Comment bien voir ce qui flotte, brille, étincelle, éblouit?

Mais elle me semblait plus belle que le rêve et d'un éclat surnaturel. Ma mère avait coutume de dire qu'à les détailler les traits de Mme Gance n'avaient rien d'extraordinaire.

Chaque fois que ma mère exprimait ce sentiment, mon père secouait la tête avec incrédulité. C'est qu'il faisait sans doute comme moi, cet excellent père: il ne détaillait pas les traits de Mme Gance. Et, quel qu'en fût le détail, l'ensemble en était charmant. N'en croyez point maman; je vous assure que Mme Gance était belle. Mme Gance m'attirait: la beauté est une douce chose; Mme Gance me faisait peur: la beauté est une chose terrible.

Un soir que mon père recevait quelques personnes, Mme Gance entra dans le salon avec un air de bonté qui m'encouragea un peu. Elle prenait quelquefois, au milieu des hommes, l'air d'une promeneuse qui jette à manger aux petits oiseaux. Puis, tout à coup, elle affectait une attitude hautaine; son visage se glaçait et elle agitait son éventail avec une lenteur maussade. Je ne m'expliquais pas cela. Je me l'explique aujourd'hui parfaitement:

Mme Gance était coquette, voilà tout.

Je vous disais donc qu'en entrant dans le salon, ce soir-là, elle jeta à tout le monde et même au plus humble, qui était moi, quelque miette de son sourire. Je ne la quittai point du regard et je crus surprendre dans ses beaux yeux une expression de tristesse; j'en fus bouleversé. C'est que, voyez-vous, j'étais une bonne créature. On la pria de jouer au piano. Elle joua un nocturne de Chopin: je n'ai jamais rien entendu de si beau. Je croyais sentir les doigts mêmes d'Alice, ses doigts longs et blancs, dont elle venait d'ôter les bagues, effleurer mes oreilles d'une céleste caresse.