Quand elle eut fini, j'allai d'instinct et sans y penser la ramener à sa place et m'asseoir auprès d'elle. En sentant les parfums de son sein, je fermai les yeux. Elle me demanda si j'aimais la musique; sa voix me donna le frisson. Je rouvris les yeux et je vis qu'elle me regardait; ce regard me perdit.
«Oui, monsieur», répondis-je dans mon trouble…
Puisque la terre ne s'entrouvrit pas en ce moment pour m'engloutir, c'est que la nature est indifférente aux vœux les plus ardents des hommes.
Je passai la nuit dans ma chambre à m'appeler idiot et brute et à me donner des coups de poing par le visage. Le matin, après avoir longuement réfléchi, je ne me réconciliai pas avec moi-même. Je me disais: «vouloir exprimer à une femme qu'elle est belle, qu'elle est trop belle et qu'elle sait tirer du piano des soupirs, des sanglots et des larmes véritables, et ne pouvoir lui dire que ces deux mots: Oui, monsieur, c'est être dénué plus que de raison du don d'exprimer sa pensée. Pierre Nozière, tu es un infirme, va te cacher!» Hélas! je ne pouvais pas même me cacher tout à fait. Il me fallait paraître en classe, à table, en promenade. Je cachais mes bras, mes jambes, mon cou, comme je pouvais. On me voyait encore et j'étais bien malheureux. Avec mes camarades, j'avais au moins la ressource de donner et de recevoir des coups de poing; c'est une attitude, cela.
Mais avec les amies de ma mère, j'étais pitoyable. J'éprouvais la bonté de ce précepte de l'Imitation:
Fuis avec un grand soin la pratique des femmes.
«Quel conseil salutaire! me disais-je. Si j'avais fuie Mme Gance dans cette soirée funeste où, jouant un nocturne avec tant de poésie, elle fit passer dans l'air de voluptueux frissons; si je l'avais fuie alors, elle ne m'aurait pas dit: «Aimez-vous la musique?» et je ne lui aurais pas répondu: «Oui, monsieur.» Ces deux mots: «Oui, monsieur», me tintaient sans cesse aux oreilles. Le souvenir m'en était toujours présent ou plutôt, par un horrible phénomène de conscience, il me semblait que, le temps s'étant subitement arrêté, je restais indéfiniment à l'instant où venait d'être articulée cette parole irréparable: «Oui, monsieur.» Ce n'était pas un remords qui me torturait. Le remords est doux auprès de ce que je ressentais. Je demeurai dans une sombre mélancolie pendant six semaines, au bout desquelles mes parents eux-mêmes s'aperçurent que j'étais imbécile.
Ce qui complétait mon imbécillité, c'est que j'avais autant d'audace dans l'esprit que de timidité dans les manières. D'ordinaire, l'intelligence des jeunes gens est rude. La mienne était inflexible. Je croyais posséder la vérité. J'étais violent et révolutionnaire, quand j'étais seul.
Seul, quel gaillard, quel luron je faisais! J'ai bien changé depuis lors. Maintenant, je n'ai pas trop peur de mes contemporains. Je me mets autant que possible à ma place entre ceux qui ont plus d'esprit que moi et ceux qui en ont moins, et je compte sur l'intelligence des premiers. Par contre, je ne suis plus trop rassuré en face de moi-même…
Mais je vous conte une histoire de ma dix-septième année.
Vous concevez qu'alors cette timidité et cette audace mêlées faisaient de moi un être tout à fait absurde.
Six mois après l'affreuse aventure que je vous ai dite, et ma rhétorique étant terminée avec quelque honneur, mon père m'envoya passer les vacances au grand air. Il me recommanda à un de ses plus humbles et de ses plus dignes confrères, à un vieux médecin de campagne, lequel pratiquait à Saint-Patrice.
C'est là que j'allai. Saint-Patrice est un petit village de la côte normande qui s'adosse à une forêt et qui descend doucement vers une plage de sable, resserrée entre deux falaises. Cette plage était alors sauvage et déserte. La mer, que je voyais pour la première fois, et les bois, dont le calme était si doux, me causèrent d'abord une sorte de ravissement. Le vague des eaux et des feuillages était en harmonie avec le vague de mon âme. Je courais à cheval dans la forêt; je me roulais à demi nu sur la grève, plein de désir de quelque chose d'inconnu que je devinais partout et que je ne trouvais nulle part.
Seul tout le jour, je pleurais sans cause; il m'arrivait quelquefois de sentir tout à coup mon cœur se gonfler si fort, que je croyais mourir. Enfin, j'éprouvais un grand trouble; mais est-il en ce monde un calme qui vaille l'inquiétude que je sentais? Non. J'en atteste les bois dont les branches cinglaient mon visage; j'en atteste la falaise où j'allais voir le soleil descendre dans la mer, rien ne vaut le mal dont j'étais alors tourmenté, rien ne vaut les premiers rêves des hommes! Si le désir embellit toutes les choses sur lesquelles il se pose, le désir de l'inconnu embellit l'univers.
J'ai toujours eu, avec assez de finesse, d'étranges naïvetés. J'aurais peut-être ignoré pendant bien des jours encore la cause de mon trouble et de mes vagues désirs. Mais un poète me la révéla.
J'avais pris aux poètes, dés le collège, un goût que j'ai heureusement gardé. À dix-sept ans, j'adorais Virgile et je le comprenais presque aussi bien que si mes professeurs ne me l'avaient pas expliqué. En vacances, j'avais toujours un Virgile dans ma poche. C'était un méchant petit Virgile anglais de Bliss; je l'ai encore. Je le garde aussi précieusement qu'il m'est possible de garder quelque chose; des fleurs desséchées s'en échappent à chaque fois que je l'ouvre. Les plus anciennes de ces fleurs viennent de ce bois de Saint-Patrice où j'étais si heureux et si malheureux à dix-sept ans.
Or, un jour que je passais seul à l'orée de ce bois, respirant avec délices l'odeur des foins coupés, tandis que le vent qui soufflait de la mer mettait du sel sur mes lèvres, j'éprouvai un invincible sentiment de lassitude, je m'assis à terre et regardai longtemps les nuages du ciel.
Puis, par habitude, j'ouvris mon Virgile et je lus: Hic, quos durus amor…
«Là, ceux qu'un impitoyable amour a fait périr en une langueur cruelle vont cachés dans des allées mystérieuses, et la forêt de myrtes étend son ombrage alentour…» «Et la forêt de myrtes étend son ombrage…» Oh! je la connaissais, cette forêt de myrtes; je l'avais en moi tout entière. Mais je ne savais pas son nom. Virgile venait de me révéler la cause de mon mal. Grâce à lui, je savais que j'aimais.
Mais je ne savais pas encore qui j'aimais. Cela me fut révélé l'hiver suivant, quand je revis Mme Gance, vous êtes sans doute plus perspicace que je ne fus, vous l'avez deviné, c'est Alice que j'aimais. Admirez cette fatalité!
J'aimais précisément la femme devant laquelle je m'étais couvert de ridicule et qui devait penser de moi pis même que du mal. Il y avait de quoi se désespérer. Mais alors le désespoir était hors d'usage; pour s'en être trop servi, nos pères l'avaient usé. Je ne fis rien de terrible ni de grand. Je ne m'allai point cacher sous les arceaux ruinés d'un vieux cloître; je ne promenai point ma mélancolie dans les déserts; je n'appelai point les aquilons. Je fus seulement très malheureux et passai mon baccalauréat.