Выбрать главу

Mon bonheur même était crueclass="underline" c'était de voir et d'entendre Alice et de penser: «Elle est la seule femme au monde que je puisse aimer; je suis le seul homme qu'elle ne puisse souffrir.» Quand elle déchiffrait au piano, je tournais les pages en regardant les cheveux légers qui se jouaient sur son cou blanc. Mais, pour ne pas m'exposer à lui dire encore une fois: «Oui, monsieur», je fis vœu de ne plus lui adresser la parole. Des changements survinrent bientôt dans ma vie et je perdis Alice de vue sans avoir violé mon serment.

J'ai retrouvé Mme Gance aux eaux, dans la montagne, cet été. Un demi-siècle pèse aujourd'hui sur la beauté qui me donna mes premiers troubles, et les plus délicieux.

Mais cette beauté ruinée a de la grâce encore. Je me relevai moi-même en cheveux gris du vœu de mon adolescence:

«Bonjour, madame», dis-je à Mme Gance.

Et, cette fois, hélas! l'émotion des jeunes années ne troubla ni mon regard ni ma voix.

Elle me reconnut sans trop de peine. Nos souvenirs nous unirent, et nous nous aidâmes l'un l'autre à charmer par des causeries la vie banale de l'hôtel.

Bientôt des liens nouveaux se formèrent d'eux-mêmes entre nous, et ces liens ne seront que trop solides: c'est la communauté des fatigues et des peines qui les forme.

Nous causions tous les matins, sur un banc vert, au soleil, de nos rhumatismes et de nos deuils. C'était matière à longs propos. Pour nous divertir, nous mélangions le passé au présent.

«Que vous fûtes belle, lui dis-je un jour, madame, et combien admirée!

– Il est vrai, me répondit-elle en souriant. Je puis le dire, maintenant que je suis une vieille femme; je plaisais.

Ce souvenir me console de vieillir. J'ai été l'objet d'hommages assez flatteurs. Mais je vous surprendrais bien si je vous disais quel est, de tous les hommages, celui qui m'a le plus touchée.

– Je suis curieux de le savoir.

– Eh bien, je vais vous le dire. Un soir (il y a bien longtemps), un petit collégien éprouva en me regardant un tel trouble qu'il répondit: Oui, monsieur! à une question que je lui faisais. Il n'y a pas de marque d'admiration qui m'ait autant flattée et mieux contentée que ce "Oui, monsieur!" et l'air dont il était dit.»

XII L'OMBRE

Il m'arriva, dans ma vingtième année, une aventure extraordinaire. Mon père m'ayant envoyé dans le bas Maine pour régler une affaire de famille, je partis un après-midi de la jolie petite ville d'Ernée pour aller, à sept lieues de là, visiter, dans la pauvre paroisse de Saint-Jean, la maison, maintenant déserte, qui abrita pendant plus de deux cents ans ma famille paternelle. On entrait en décembre. Il neigeait depuis le matin. La route, qui cheminait entre des haies vives, était défoncée en beaucoup d'endroits, et nous avions grand-peine, mon cheval et moi, à éviter les fondrières.

Mais, à cinq ou six kilomètres de Saint-Jean, je la trouvai moins mauvaise, et, malgré un vent furieux qui se leva et la neige qui me cinglait le visage, je pris le galop. Les arbres qui bordaient la route fuyaient à mes côtés comme des ombres difformes et douloureuses dans la nuit. Ils étaient horribles, ces arbres noirs, la tête coupée, couverts de tumeurs et de plaies, les bras tordus. On les nomme dans le bas Maine des émousses. Ils me faisaient une sorte de peur, à cause de ce qu'un vicaire de Saint-Marcel d'Ernée m'avait conté la veille. Un de ces arbres, m'avait dit le vicaire, un de ces vieux mutilés du Bocage, un châtaignier étêté depuis plus de deux cents ans et creux comme une tour, fut fendu du haut en bas par la foudre, le 24 février 1849. Alors, à travers la fente, on vit dedans un squelette d'homme qui se tenait tout debout, ayant à son côté un fusil et un chapelet. Sur une montre trouvée aux pieds de cet homme, on lut le nom de Claude Nozière. Ce Claude, grand-oncle de mon père, fut en son vivant contrebandier et brigand. En 1794, il prit part à la chouannerie, dans la bande de Treton, dit Jambe-d'Argent. Blessé grièvement, poursuivi, traqué par les bleus, il alla se cacher et mourir dans le creux de cet émousse. Ni amis ni ennemis ne surent ce qu'il était devenu; et c'est un demi-siècle après sa mort que le vieux chouan fut exhumé par un coup de tonnerre.

Je songeais à lui, en voyant fuir les émousses de deux côtés du chemin, et j'allongeais l'allure de mon cheval. Il était nuit noire quand j'arrivai à Saint-Jean.

J'entrai dans l'auberge, dont l'enseigne faisait grincer tristement sa chaîne au vent, dans l'ombre. Et, après avoir conduit moi-même mon cheval à l'écurie, j'entrai dans la salle basse et me jetai dans un vieux fauteuil à oreilles, au coin de la cheminée. Tandis que je me réchauffais ainsi, je pus voir, à la clarté de la flamme, le visage de mon hôtesse.

C'était celui d'une horrible vieille. Sur sa face, déjà couverte d'un peu de terre, on ne voyait qu'un nez rongé et des yeux morts dans des paupières sanglantes. Elle m'examinait avec défiance, comme un étranger. C'est pourquoi je lui dis, pour la rassurer, mon nom qu'elle devait bien connaître. Elle répondit, en secouant la tête, qu'il n'y avait plus de Nozière. Pourtant, elle voulut bien m'apprêter à souper. Elle jeta un fagot dans l'âtre et sortit.

J'étais triste et las, et tourmenté d'une angoisse indicible.

Des images sombres et violentes venaient m'assaillir. Je m'assoupis un moment; mais, dans mon demi-sommeil, je continuai d'entendre dans la trémie les gémissements du vent dont les rafales soulevaient sur mes bottes les cendres du foyer.

Quand, au bout de quelques minutes, je rouvris les yeux, je vis ce que je n'oublierai jamais, je vis distinctement, au fond de la chambre, sur le mur blanchi à la chaux, une ombre immobile; c'était l'ombre d'une jeune fille. Le profil en était si doux, si pur et si charmant, que je sentis, en le voyant, toute ma fatigue et toute ma tristesse se fondre en un sentiment délicieux d'admiration.

Je la contemplai, ce me semble, pendant une minute; il se peut toutefois que mon ravissement ait été plus ou moins long, car je n'ai aucun moyen d'en estimer la véritable durée. Je tournai ensuite la tête pour voir celle qui faisait une si belle ombre. Il n'y avait personne dans la chambre… personne que la vieille cabaretière occupée à mettre une nappe blanche sur la table.

De nouveau je regardai le mur: l'ombre n'y était plus.

Alors quelque chose comme une peine d'amour me prit le cœur, et la perte que je venais de faire me désola.

Je réfléchis quelques instants, avec une entière lucidité, puis:

«La mère! dis-je, la mère! qui donc était là, tout à l'heure?» Mon hôtesse, surprise, me dit qu'elle n'avait vu personne.

Je courus à la porte. La neige, qui tombait abondamment, couvrait le sol, et aucun pas n'était marqué dans la neige.

«La mère! vous êtes sûre qu'il n'y a point une femme dans la maison?» Elle répondit qu'il n'y avait qu'elle.

«Mais cette ombre?» m'écriai-je.