Elle se tut.
Alors je m'efforçai de déterminer, d'après les principes d'une exacte physique, la place du corps dont j'avais vu l'ombre, et, montrant du doigt cette place:
«Elle était là, là, vous dis-je…» La vieille s'approcha, une chandelle à la main, et arrêta sur moi ses horribles yeux sans regard, puis:
«Je vois, à cette heure, dit-elle, que vous ne me trompez pas, et que vous êtes bien un Nozière. Seriez-vous point le fils à Jean, le docteur de Paris? J'ai connu son oncle, le gars René. Il voyait, lui aussi, une femme que personne ne voyait. Il faut croire que c'est une punition de Dieu sur toute la famille pour la faute de Claude le chouan, qui perdit son âme avec la femme du boulanger.
– Parlez-vous, lui dis-je, de Claude, dont le squelette fut trouvé dans le tronc creux d'un émousse, avec un fusil et un chapelet?
– Mon jeune monsieur, le chapelet ne lui servit de rien.
Il s'était damné pour une femme.» La vieille ne m'en dit pas davantage. Je pus à peine goûter le pain, les œufs, le lard et le cidre qu'elle me servit.
Mes yeux se tournaient sans cesse vers le mur où j'avais vu l'ombre. Oh! je l'avais bien vue! Elle était fine et plus nette que n'aurait dû l'être une ombre produite naturellement par la clarté tremblante de l'âtre et la flamme fumeuse d'une chandelle.
Le lendemain je visitai la maison déserte où vécurent en leur temps Claude et René; je parcourus le pays, j'interrogeai le curé; mais je n'appris rien qui put me faire connaître la jeune fille dont j'avais vu l'ombre.
Aujourd'hui encore, je ne sais s'il faut en croire la vieille cabaretière. Je ne sais si quelque fantôme visitait, dans l'âpre solitude du Bocage, les paysans dont je sors, et si l'Ombre héréditaire, qui hantait mes aïeux farouches et mystiques, ne s'est pas montrée avec une grâce nouvelle à leur enfant rêveur.
Ai-je vu dans l'auberge de Saint-Jean le démon familier des Nozière, ou plutôt ne me fut-il pas annoncé, dans cette nuit d'hiver, que ma part des choses de ce monde serait la meilleure et que l'indulgente nature m'avait accordé le plus cher de ses dons, le don des rêves?
LE LIVRE DE SUZANNE
SUZANNE
I LE COQ
Suzanne ne s'était pas encore mise à la recherche du beau. Elle s'y mit à trois mois et vingt jours avec beaucoup d'ardeur.
C'était dans la salle à manger. Elle a, cette salle, un faux air d'ancienneté à cause des plats de faïence, des bouteilles de grès, des buires d'étain et des fioles de verre de Venise qui chargent les dressoirs. C'est la maman de Suzanne qui a arrangé tout cela en Parisienne entichée de bibelots.
Suzanne, au milieu de ces vieilleries, paraît plus fraîche dans sa robe blanche brodée, et l'on se dit, en la voyant là:
«C'est, en vérité, une petite créature toute neuve!» Elle est indifférente à cette vaisselle d'aïeux, aux vieux portraits noirs et aux grands plats de cuivre pendus aux murs. Je compte bien que, plus tard, toutes ces antiquités lui donneront des idées fantastiques et feront germer dans sa tête des rêves bizarres, absurdes et charmants. Elle aura ses visions. Elle y exercera, si son esprit s'y prête, cette jolie imagination de détail et de style qui embellit la vie. Je lui conterai des histoires insensées qui ne seront pas beaucoup plus fausses que les autres, mais qui seront beaucoup plus belles; elle en deviendra folle. Je souhaite à tous ceux que j'aime un petit grain de folie. Cela rend le cœur gai. En attendant, Suzanne ne sourit même pas au petit Bacchus assis sur son tonneau. On est sérieux, à trois mois et vingt jours.
Or, c'était un matin, un matin d'un gris tendre. Des liserons emmêlés à la vigne vierge encadraient la fenêtre de leurs étoiles diversement nuancées. Nous avions fini de déjeuner, ma femme et moi, et nous causions comme des gens qui n'ont rien à dire. C'était une de ces heures où le temps coule comme un fleuve tranquille. Il semble qu'on le voie couler et que chaque mot qu'on dit soit un petit caillou qu'on y jette. Je crois bien que nous parlions de la couleur des yeux de Suzanne. C'est un sujet inépuisable.
«Ils sont d'un bleu d'ardoise.
– Ils ont un ton de vieil or et de soupe à l'oignon.
– Ils ont des reflets verts.
– Tout cela est vrai; ils sont miraculeux.» En ce moment Suzanne entra; ils étaient, pour cette fois, de la couleur du temps, qui était d'un si joli gris. Elle entra dans les bras de sa bonne. L'élégance mondaine voudrait que ce fût dans les bras de sa nourrice. Mais Suzanne fait comme l'agneau de La Fontaine et comme tous les agneaux: elle tète sa mère. Je sais bien qu'en pareil cas et dans cet excès de rusticité, on doit sauver au moins les apparences et avoir une nourrice sèche. Une nourrice sèche a des grosses épingles et des rubans à son bonnet comme une autre nourrice; il ne lui manque que du lait.
Le lait, cela regarde seulement l'enfant, tandis que tout le monde voit les rubans et les épingles. Quand une mère a la faiblesse de nourrir, elle prend, pour cacher sa honte, une nourrice sèche.
Mais la maman de Suzanne est une étourdie qui n'a pas songé à ce bel usage.
La bonne de Suzanne est une petite paysanne qui vient de son village, où elle a élevé sept ou huit petits frères, et qui chante du matin au soir des chansons lorraines. On lui accorda une journée pour voir Paris; elle revint enchantée: elle avait vu de beaux radis. Le reste ne lui semblait point laid, mais les radis l'émerveillaient: elle en écrivit au pays. Cette simplicité la rend parfaite avec Suzanne, qui, de son côté, ne semble remarquer dans la nature entière que les lampes et les carafes.
Quand Suzanne parut, la salle à manger devint très gaie.
On rit à Suzanne; Suzanne nous rit: il y a toujours moyen de s'entendre quand on s'aime. La maman tendit ses bras souples, sur lesquels la manche du peignoir coulait dans l'abandon d'un matin d'été. Alors Suzanne tendit ses petits bras de marionnette qui ne pliaient pas dans leur manche de piqué. Elle écartait les doigts, en sorte qu'on voyait cinq petits rayons roses au bout des manches. Sa mère, éblouie, la prit sur ses genoux, et nous étions tous trois parfaitement heureux; ce qui tient peut-être à ce que nous ne pensions à rien. Cet état ne pouvait durer. Suzanne, penchée vers la table, ouvrit les yeux tant et si bien, qu'ils devinrent tout ronds, et secoua ses petits bras comme s'ils eussent été en bois, ainsi qu'ils en avaient l'air. Il y avait de la surprise et de l'admiration dans son regard. Sur la stupidité touchante et vénérable de son petit visage, on voyait se glisser je ne sais quoi de spirituel. Elle poussa un cri d'oiseau blessé.
«C'est peut-être une épingle qui l'a piquée», pensa sa mère, fort attachée, par bonheur, aux réalités de la vie.
Ces épingles anglaises se défont sans qu'on s'en aperçoive et Suzanne en a huit sur elle!
Non, ce n'était pas une épingle qui la piquait. C'était l'amour du beau.
«L'amour du beau à trois mois et vingt jours?