– Jugez plutôt: coulée à demi hors des bras de sa mère, elle agitait les poings sur la table et, s'aidant de l'épaule et du genou, soufflant, toussant, bavant, elle parvint à embrasser une assiette. Un vieil ouvrier rustique de Strasbourg (ce devait être un homme simple; la paix soit à ses os!) avait peint sur cette assiette un coq rouge.» Suzanne voulut prendre ce coq; ce n'était pas pour le manger, c'était donc parce qu'elle le trouvait beau. Sa mère, à qui je fis ce simple raisonnement, me répondit:
«Que tu es bête! si Suzanne avait pu saisir ce coq, elle l'aurait mis tout de suite à sa bouche au lieu de le contempler. Vraiment, les gens d'esprit n'ont pas le sens commun!
– Elle n'y eût point manqué, répondis-je; mais qu'est-ce que cela prouve, sinon que ses facultés diverses et déjà nombreuses ont pour principal organe la bouche?
Elle a exercé sa bouche avant d'exercer ses yeux, et elle a bien fait! Maintenant sa bouche exercée, délicate et sensible, est le meilleur moyen de connaissance qu'elle ait encore à son service. Elle a raison de l'employer. Je vous dis que votre fille est la sagesse même. Oui, elle aurait mis le coq dans sa bouche; mais elle l'y aurait mis comme une belle chose et non comme une chose nourrissante. Notez que cette habitude, qui existe en fait chez les petits enfants, reste en figure dans la langue des hommes. Nous disons goûter un poème, un tableau, un opéra.» Pendant que j'exprimais ces idées insoutenables que le monde philosophique accepterait toutefois, si elles étaient émises dans un langage inintelligible, Suzanne frappait l'assiette avec ses poings, la grattait de l'ongle, lui parlait (et dans quel joli babil mystérieux!) puis la retournait avec de grandes secousses.
Elle n'y mettait pas beaucoup d'adresse; non! et ses mouvements manquaient d'exactitude. Mais un mouvement, si simple qu'il paraisse, est très difficile à faire quand il n'est pas habituel. Et quelles habitudes voulez-vous qu'on ait à trois mois et vingt jours? Songez à ce qu'il faut gouverner de nerfs, d'os et de muscles pour seulement lever le petit doigt. Conduire tous les fils des marionnettes de M. Thomas Holden n'est, en comparaison, qu'une bagatelle. Darwin, qui est un observateur sagace, s'émerveillait de ce que les petits enfants pussent rire et pleurer. Il écrivit un gros volume pour expliquer comment ils s'y prenaient.
Nous sommes sans pitié, «nous autres savants», comme dit M. Zola.
Mais je ne suis pas, heureusement, un aussi grand savant que M. Zola. Je suis superficiel. Je ne fais pas des expériences sur Suzanne, et je me contente de l'observer, quand je puis le faire sans la contrarier.
Elle grattait son coq et devenait perplexe, ne concevant pas qu'une chose visible fût insaisissable. Cela passait son intelligence, que d'ailleurs tout passe. C'est même cela qui rend Suzanne admirable. Les petits enfants vivent dans un perpétuel miracle; tout leur est prodige; voilà pourquoi il y a une poésie dans leur regard. Près de nous, ils habitent d'autres régions que nous. L'inconnu, le divin inconnu les enveloppe.
«Petite bête! dit sa maman.
– Chère amie, votre fille est ignorante, mais raisonnable. Quand on voit une belle chose, on veut la posséder.
C'est un penchant naturel, que les lois ont prévu. Les Bohémiens de Béranger, qui disent que voir, c'est avoir, sont des sages d'une espèce fort rare. Si tous les hommes pensaient comme eux, il n'y aurait pas de civilisation et nous vivrions nus et sans arts comme les habitants de la Terre de Feu. vous n'êtes point de leur sentiment; vous aimez les vieilles tapisseries où l'on voit des cigognes sous des arbres et vous en couvrez tous les murs de la maison.
Je ne vous le reproche pas, loin de là. Mais comprenez donc Suzanne et son coq.
– Je la comprends, elle est comme petit Pierre, qui demanda la lune dans un seau d'eau. On ne la lui donna pas. Mais, mon ami, n'allez pas dire qu'elle prend un coq peint pour un coq véritable, puisqu'elle n'en a jamais vu.
– Non; mais elle prend une illusion pour une réalité. Et les artistes sont bien un peu responsables de sa méprise.
Voilà bien longtemps qu'ils cherchent à imiter, par des lignes et des couleurs, la forme des choses. Depuis combien de milliers d'années est mort ce brave homme des cavernes qui grava d'après nature un mammouth sur une lame d'ivoire! La belle merveille qu'après tant et de si longs efforts dans les arts d'imitation ils soient parvenus à séduire une petite créature de trois mois et vingt jours! Les apparences! Qui ne séduisent-elles pas? La science elle-même, dont on nous assomme, va-t-elle au-delà de ce qui semble? Qu'est-ce que M. le professeur Robin trouve au fond de son microscope? Des apparences et rien que des apparences. "Nous sommes vainement agités par des mensonges", a dit Euripide…» Je parlais ainsi et, me préparant à commenter le vers d'Euripide, j'y aurais sans doute trouvé des significations profondes auxquelles le fils de la marchande d'herbes n'avait jamais pensé. Mais le milieu devenait tout à fait impropre aux spéculations philosophiques; car, ne pouvant parvenir à détacher le coq de l'assiette, Suzanne se jeta dans une colère qui la rendit rouge comme une pivoine, lui élargit le nez à la façon des Cafres, lui remonta les joues dans les yeux et les sourcils jusqu'au sommet du front. Ce front, tout à coup rougi, bouleversé, travaillé de bosses, de cavités, de sillons contraires, ressemblait à un sol volcanique. Sa bouche se fendit jusqu'aux oreilles et il en sortit, entre les gencives, des hurlements barbares.
«À la bonne heure! m'écriai-je, voilà l'éclat des passions! Les passions, il n'en faut pas médire. Tout ce qui se fait de grand en ce monde est fait par elles. Et voici qu'un de leurs éclairs rend un tout petit bébé presque aussi effrayant qu'une menue idole chinoise. Ma fille, je suis content de vous. Ayez des passions fortes, laissez-les grandir et croissez avec elles. Et si, plus tard, vous devenez leur maîtresse inflexible, leur force sera votre force et leur grandeur votre beauté. Les passions, c'est toute la richesse morale de l'homme.
– Quel vacarme! s'écrie la maman de Suzanne. On ne s'entend plus dans cette salle, entre un philosophe qui déraisonne et un bébé qui prend un coq peint pour je ne sais quoi de véritable. Les pauvres femmes ont bien besoin de sens commun pour vivre avec un mari et des enfants!
– Votre fille, répondis-je, vient de chercher le beau pour la première fois. C'est la fascination de l'abîme, dirait un romantique; c'est, dirai-je, l'exercice naturel des nobles esprits. Mais il ne faut pas s'y livrer trop tôt et avec des méthodes trop insuffisantes. Chère amie, vous avez des charmes souverains pour calmer les douleurs de Suzanne. Endormez votre fille.»
II ÂMES OBSCURES
Tout dans l'immuable nature
Est miracle aux petits enfants;
Ils naissent, et leur âme obscure
Éclôt dans des enchantements.
Le reflet de cette magie
Donne à leur regard un rayon.
Déjà la belle Illusion
Excite leur frêle énergie.
L'inconnu, l'inconnu divin,
Les baigne comme une eau profonde;