– Sans doute, chère amie, sans doute. La nature tout entière se reflète en elle avec une si magnifique pureté, qu'il n'y a rien au monde de sale pour elle, pas même le panier aux épluchures. C'est pourquoi vous la trouvâtes perdue, l'autre jour, dans l'enchantement des feuilles de chou, des pelures d'oignon et des queues de crevettes.
C'était un ravissement, madame. Je vous dis qu'elle transforme la nature avec une puissance angélique, et que tout ce qu'elle voit, tout ce qu'elle touche s'empreint pour elle de beauté.» Pendant ce discours, Suzanne quitta sa commode et s'approcha de la fenêtre. Sa mère l'y suivit et la prit dans ses bras. La nuit était tranquille et chaude. Une ombre transparente baignait la fine chevelure de l'acacia dont nous voyions les fleurs tombées former des traînées blanches dans notre cour. Le chien dormait, les pattes hors de sa niche. La terre était trempée au loin d'un bleu céleste. Nous nous taisions tous trois.
Alors, dans le silence, dans l'auguste silence de la nuit, Suzanne leva le bras aussi haut qu'il lui fut possible et, du bout de son doigt, qu'elle ne peut jamais ouvrir tout à fait, elle montra une étoile. Ce doigt, qui est d'une petitesse miraculeuse, se courbait par intervalles comme pour appeler.
Et Suzanne parla à l'étoile!
Ce qu'elle disait n'était pas composé de mots, c'était un parler obscur et charmant, un chant étrange, quelque chose de doux et de profondément mystérieux, ce qu'il faut enfin pour exprimer l'âme d'un bébé quand un astre s'y reflète.
«Elle est drôle, cette petite», dit sa mère en l'embrassant.
IV GUIGNOL
Hier, j'ai mené Suzanne à Guignol. Nous y prîmes tous deux beaucoup de plaisir; c'est un théâtre à la portée de notre esprit. Si j'étais auteur dramatique, j'écrirais pour les marionnettes. Je ne sais si j'aurais assez de talent pour réussir; du moins, la tâche ne me ferait point trop de peur.
Quant à composer des phrases pour la bouche savante des belles comédiennes de la Comédie-Française, je n'oserais jamais. Et puis, le théâtre, comme l'entendent les grandes personnes, est quelque chose d'infiniment trop compliqué pour moi. Je ne comprends rien aux intrigues bien ourdies. Tout mon art serait de peindre des passions, et je choisirais les plus simples. Cela ne vaudrait rien pour le Gymnase, le vaudeville ou le Français: mais ce serait excellent pour Guignol.
Ah! c'est là que les passions sont simples et fortes. Le bâton est leur instrument ordinaire. Il est certain que le bâton dispose d'une grande force comique. La pièce reçoit de cet agent une vigueur admirable; elle se précipite vers le «grand charassement final». C'est ainsi que les Lyonnais, chez qui le type de Guignol fut créé, désignent la mêlée générale qui termine toutes les pièces de son répertoire.
C'est une chose éternelle et fatale que ce «grand charassement»! C'est le 10 août, c'est le 9 thermidor, c'est Waterloo!
Je vous disais donc que j'ai mené hier Suzanne à Guignol. La pièce que nous vîmes représenter pèche sans doute par quelques endroits; je lui trouvai notamment des obscurités; mais elle ne peut manquer de plaire à un esprit méditatif, car elle donne beaucoup à penser. Telle que je l'ai comprise, elle est philosophique; les caractères en sont vrais et l'action en est forte. Je vais vous la conter comme je l'ai entendue.
Quand la toile se leva, nous vîmes paraître Guignol lui-même. Je le reconnus; c'était bien lui. Sa face large et placide gardait la trace des vieux coups de bâton qui lui avaient aplati le nez, sans altérer l'aimable ingénuité de son regard et de son sourire.
Il ne portait ni la souquenille en serge ni le bonnet de coton qu'en 1815, sur l'allée des Brotteaux, les Lyonnais ne pouvaient regarder sans rire. Mais, si quelque survivant de ces petits garçons qui virent ensemble, au bord du Rhône, Guignol et Napoléon, était venu, avant de mourir de vieillesse, s'asseoir hier avec nous aux Champs-Élysées, il aurait reconnu le fameux «salsifis» de sa chère marionnette, la petite queue qui frétille si drôlement sur la nuque de Guignol. Le reste du costume, habit vert et bicorne noir, était dans la vieille tradition parisienne qui fait de Guignol une espèce de valet.
Guignol nous regarda avec ses grands yeux, et je fus tout de suite gagné par son air de candeur effrontée et cette visible simplicité d'âme qui donne au vice une inaltérable innocence. C'était bien là, pour l'âme et l'expression, le Guignol guignolant que le bonhomme Mourguet, de Lyon, anima avec tant de fantaisie. Je croyais l'entendre répondre à son propriétaire, M. Canezou, qui lui reproche de «faire des contes à dormir debout»:
«Vous avez bien raison: allons nous coucher.» Notre Guignol n'avait encore rien dit; sa petite queue frétillait sur sa nuque. On riait déjà.
Gringalet, son fils, vint le rejoindre et lui donna un grand coup de tête dans le ventre avec une grâce naturelle.
Le public ne s'en fâcha point; au contraire il éclata de rire.
Un tel début est le comble de l'art. Et, si vous ne savez point pourquoi cette audace réussit, je vais vous le dire:
Guignol est valet et porte la livrée. Gringalet, son fils, porte la blouse; il ne sert personne et ne sert à rien. Cette supériorité lui permet de malmener son père sans manquer aux convenances.
C'est ce que Mlle Suzanne comprit parfaitement et son amitié pour Gringalet ne fut point diminuée. Gringalet est, en effet, un personnage sympathique. Il est grêle et mince; mais son esprit est plein de ressources. C'est lui qui rosse le gendarme. À six ans, Mlle Suzanne a son opinion faite sur les agents de l'autorité: elle est contre eux et rit quand Pandore est bâtonné. Elle a tort sans doute. Pourtant, il me déplairait, je l'avoue, qu'elle n'eût point ce tort. J'aime qu'à tout âge on soit un peu mutin. Celui qui vous parle est un paisible citoyen, respectueux de l'autorité et fort soumis aux lois; cependant si, devant lui, on joue un bon tour à un gendarme, à un sous-préfet ou à un garde champêtre, il sera le premier à en rire. Mais nous en étions à une contestation entre Guignol et Gringalet.
Mlle Suzanne donne raison à Gringalet. Je donne raison à Guignol. Écoutez et jugez: Guignol et Gringalet ont longtemps cheminé pour atteindre un village mystérieux, qu'eux seuls ont découvert et où courraient en foule les hommes hardis et cupides, s'ils le connaissaient. Mais ce village est mieux caché que ne le fut, pendant cent années, le château de la Belle au bois dormant. Il y a quelque magie à cela; car le lieu est habité par un enchanteur, qui réserve un trésor à quiconque sortira victorieux de plusieurs épreuves, dont l'idée seule fait frémir d'épouvante.
Nos deux voyageurs entrent dans la région enchantée, avec des dispositions bien dissemblables. Guignol est las; il se couche. Son fils lui reproche cette mollesse.
«Est-ce ainsi, lui dit-il, que nous nous emparerons des trésors que nous sommes venus chercher?» Et Guignol répond:
«Est-il un trésor qui vaille le sommeil?» J'aime cette réponse. Je vois en Guignol un sage qui sait la vanité de toute chose, et qui aspire au repos comme à l'unique bien après les agitations coupables ou stériles de la vie. Mais Mlle Suzanne le tient pour un lourdaud qui dort mal à propos et perdra, par sa faute, les biens qu'il était venu chercher, de grands biens, peut-être: des rubans, des gâteaux et des fleurs. Elle loue Gringalet de son zèle à conquérir ces trésors magnifiques.