Выбрать главу

Les épreuves, je l'ai dit, sont terribles. Il faut affronter un crocodile et tuer le Diable. Je dis à Suzanne:

«Mam'selle Suzon, voilà le Diable!» Elle me répond:

«Ça, c'est un nègre!» Cette réponse, empreinte de rationalisme, me désespère.

Mais moi, qui sais à quoi m'en tenir, j'assiste avec intérêt à la lutte du Diable et de Gringalet. Lutte terrible qui finit par la mort du Diable. Gringalet a tué le Diable!

Franchement, ce n'est pas ce qu'il a fait de mieux, et je comprends que les spectateurs plus spiritualistes que mam'selle Suzon restent froids et même un peu effrayés.

Le Diable mort, adieu le péché! Peut-être la beauté, cette alliée du Diable, s'en ira-t-elle avec lui! peut-être ne verrons-nous plus les fleurs dont on s'enivre et les yeux dont on meurt! Alors que deviendrons-nous en ce monde? Nous restera-t-il même la ressource d'être vertueux? J'en doute.

Gringalet n'a pas assez considéré que le mal est nécessaire au bien, comme l'ombre à la lumière; que la vertu est toute dans l'effort et que, si l'on n'a plus de diable à combattre, les saints seront aussi désœuvrés que les pécheurs. On s'ennuiera mortellement. Je vous dis qu'en tuant le Diable, Gringalet a commis une grave imprudence.

Polichinelle est venu nous faire la révérence, la toile est tombée, les petits garçons et les petites filles s'en sont allés, et je reste plongé dans mes réflexions. Mam'selle Suzon, qui me voit songeur, me croit triste. Elle a communément cette idée que les gens qui réfléchissent sont des malheureux. C'est avec une pitié délicate qu'elle me prend la main et me demande pourquoi j'ai du chagrin.

Je lui avoue que je suis fâché que Gringalet ait tué le Diable.

Alors elle me passe ses petits bras autour du cou et, approchant ses lèvres de mon oreille:

«Je vais te dire une chose: Gringalet a tué le nègre, mais il ne l'a pas tué pour de bon.» Cette parole me rassure; je me dis que le Diable n'est pas mort, et nous partons contents.

LES AMIS DE SUZANNE

I ANDRÉ

Vous avez connu le docteur Trévière. Vous vous rappelez sa large face ouverte et lumineuse et son beau regard bleu.

Il avait la main et l'âme d'un grand chirurgien. On admirait sa présence d'esprit dans les circonstances difficiles.

Un jour qu'il faisait, à l'amphithéâtre, une grave opération, le patient, à demi opéré, tomba dans une extrême faiblesse. Plus de chaleur, plus de circulation; l'homme passait. Alors Trévière le saisit à deux bras, poitrine contre poitrine, et secoua avec la puissance d'un lutteur ce corps sanglant et mutilé. Puis il reprit son scalpel et le mania avec cette audace prudente qui lui était habituelle. La circulation était rétablie, l'homme était sauvé.

En quittant le tablier, Trévière redevenait naïf et bonhomme. On aimait son gros rire. Quelques mois après l'opération que je viens de rappeler, il se fit, en essuyant son bistouri, une piqûre à laquelle il ne prit pas garde et qui lui inocula une affection purulente dont il mourut en deux jours, à l'âge de trente-six ans. Il laissait une femme et un enfant qu'il adorait.

On voyait, tous les jours de soleil, sous les sapins du bois de Boulogne, une jeune femme en deuil qui faisait de la guipure et regardait par-dessus son aiguille un petit garçon à quatre pattes entre sa pelle, sa brouette et des petits tas de terre. C'était Mme Trévière. Le soleil caressait la chaude pâleur de sa face et un trop-plein de vie et d'âme s'échappait en effluves de sa poitrine, parfois oppressée, et de ses grands yeux bruns pailletés d'or. Elle couvait du regard son enfant, qui, pour lui montrer les «pâtés» de terre qu'il avait faits, levait sa tête rousse et ses yeux bleus, la tête et les yeux de son père.

Il était rond et rose. Puis il s'amincit en grandissant, et ses joues, tiquetées de taches de rousseur, pâlirent. Sa mère s'inquiétait. Parfois, tandis qu'il s'amusait à courir dans le Bois avec ses petits camarades, s'il frôlait la chaise où elle brodait, elle le saisissait au vol, lui soulevait le menton sans rien dire, fronçait le sourcil en examinant ce visage pâlot et secouait imperceptiblement la tête, tandis qu'il reprenait sa volée. La nuit, au moindre bruit, elle se relevait et restait nu-pieds, penchée sur le petit lit. Des médecins, anciens camarades de son mari, la rassurèrent.

L'enfant n'était que délicat. Mais il lui fallait la pleine campagne.

Mme Trévière fit ses malles et partit pour Brolles, où les parents de son mari étaient cultivateurs. Car vous savez que Trévière était fils de paysans et que, jusqu'à douze ans, il dénicha des merles en revenant de l'école.

On s'embrassa sous les jambons pendus aux solives de la salle enfumée. La mère Trévière, accroupie devant les tisons de la grande cheminée et ne lâchant pas la queue de la poêle, regardait d'un œil méfiant la Parisienne et sa bonne. Mais elle trouva le petit «bien mignon et tout le portrait de son père». Quant au bonhomme Trévière, sec et roide dans sa veste de gros drap, il était bien content de voir son petit-fils André.

On n'avait pas fini de souper, et déjà André donnait de gros baisers à son grand-papa, dont le menton piquait, piquait. Puis, monté tout droit sur les genoux du bonhomme, il lui enfonçait le poing dans la joue, en lui demandant pourquoi c'était creux.

«Parce que je n'ai plus de dents.

– Et pourquoi tu n'as plus de dents?

– Parce qu'elles étaient devenues noires et que je les ai semées dans le sillon pour voir s'il n'en pousserait point des blanches.» Et André riait de tout son cœur. Les joues de son grand-père, c'était bien autre chose que les joues de sa maman!

On avait réservé à la Parisienne et au petit la chambre d'honneur, où était le lit nuptial, dans lequel les bonnes gens n'avaient couché qu'une fois, et l'armoire de chêne, bourrée de linge, fermée à clef. La couchette qui avait toutefois servi à l'enfant de la maison avait été tirée du grenier pour le petit-fils. On l'avait dressée dans le coin le plus abrité, sous une tablette chargée de pots de confitures.

Mme Trévière, en femme ordonnée, fit, pour se reconnaître, trente-six petits tours sur le plancher de sapin qui craquait. Mais elle eut la déception de ne découvrir aucun porte-manteau.

Le plafond à poutres saillantes et les murs étaient blanchis à la chaux. Mme Trévière remarqua peu les images coloriées qui égayaient cette belle chambre; pourtant, elle vit au-dessus du lit nuptial une gravure représentant des enfants en veste noire et en pantalon blanc, un brassard au coude, un cierge à la main, défilant dans une église gothique. Elle lut au-dessous cette formule gravée, avec les noms, date et signature remplis à la main: