«Je, soussigné, certifie que Pierre-Agénor Trévière a fait sa première communion, dans l'église paroissiale de Brolles, le 15 mai 1849.
«Gontard, curé.»
La veuve lut et poussa un soupir, un de ces soupirs de femme raisonnable et forte qui sont, avec les larmes d'amour, les plus beaux trésors de la terre. Ceux qui sont aimés ne devraient pas mourir.
Quand elle eut déshabillé André:
«Allons, lui dit-elle, fais ta prière.» Il murmura:
«Maman, je t'aime.» Et, sur cette dévotion, laissant tomber sa tête et fermant les, deux poings, il s'endormit en paix.
À son réveil, il découvrit la basse-cour. Surpris, émerveillé, enchanté, il vit les poules, la vache, le vieux cheval borgne et le cochon. Le cochon surtout le ravit. Et le charme dura des jours et des jours. Quand c'était l'heure du repas, on parvenait à grand-peine à le ramener, couvert de paille et de fumier, avec des toiles d'araignée dans les cheveux et du purin dans les bottines, les mains noires, les genoux écorchés, les joues roses, riant, heureux.
«Ne m'approche pas, petit monstre!» lui criait sa mère.
Et c'étaient des embrassements sans fin.
Assis devant la table, sur le bord de la bancelle, et mordant un énorme pilon de volaille, il avait l'air d'un petit Hercule dévorant sa massue.
Il mangeait sans s'en apercevoir, oubliait de boire et babillait.
«Maman, qu'est-ce que c'est qu'un poulet vert?
– Cela ne peut être qu'un perroquet», répondit trop légèrement la Parisienne.
C'est ainsi qu'André fut induit à désigner par le nom de perroquets les canards de son grand-père, ce qui rendait ses récits prodigieusement obscurs.
Mais il ne s'en laissait pas facilement imposer.
«Maman, sais-tu ce que grand-père m'a dit? Il m'a dit que c'étaient les poules qui faisaient les œufs. Mais je sais bien que non. Je sais bien que c'est le fruitier de l'avenue de Neuilly qui fait les œufs; alors on les porte aux poules pour qu'elles les réchauffent. Car, comment veux-tu, maman, que les poules fassent des œufs, puisqu'elles n'ont pas de mains?» Et André continua à explorer la nature. En se promenant dans la forêt avec sa maman, il éprouvait toutes les émotions de Robinson Crusoé. Un jour, tandis que Mme Trévière, assise sous un chêne au bord de la route, travaillait à sa guipure, il trouva une taupe. C'est très grand, une taupe. Il est vrai que celle-là était morte. Elle avait même du sang au museau. Sa maman lui cria:
«André! veux-tu bien laisser ces horreurs… Tiens, regarde vite là, dans l'arbre.» Et il aperçut un écureuil qui sautait dans les branches.
Sa maman avait raison: un écureuil vivant est plus joli qu'une taupe morte.
Mais il était parti trop vite, et André demandait si les écureuils ont des ailes, quand un passant, dont la face mâle et franche était encadrée d'une belle barbe brune, tira son chapeau de paille et s'arrêta devant Mme Trévière.
«Bonjour, madame; vous vous portez bien? Comme on se retrouve! voilà votre petit bonhomme? Il est très gentil.
On m'avait bien dit que vous logiez ici chez le père Trévière… Excusez-moi. Je le connais depuis si longtemps!
– Nous sommes venus ici parce que mon petit garçon avait besoin du grand air. Mais vous, monsieur, je me rappelle que vous habitiez déjà dans ces parages quand j'avais mon mari.» Comme la voix de la jeune veuve s'éteignait, il reprit d'un ton grave:
«Je sais, madame.» Et, très naturellement, il inclina la tête comme pour saluer au passage le souvenir d'un grand deuil.
Puis, après un moment de silence:
«C'était le bon temps! Que de braves gens il y avait alors, qui sont partis depuis! Mes pauvres paysagistes!
Mon pauvre Millet! C'est égal. Je suis resté l'ami des peintres, comme ils m'appellent tous là-bas, à Barbizon. Je les connais tous. Ce sont de bons enfants.
– Et votre fabrique?
– Ma fabrique? elle va toute seule.» André vint se jeter entre eux.
«Maman! maman! il y a sous une grosse pierre des bêtes au Bon Dieu. Il y en a au moins un million, vrai!
– Tais-toi et va jouer», lui répondit sèchement sa mère.
L'ami des peintres reprit de sa belle voix chaude:
«Cela fait plaisir de se revoir! Les amis me demandent bien souvent ce qu'est devenue la belle Mme Trévière. Je leur dirai qu'elle est toujours et plus que jamais la belle Mme Trévière. Au revoir, madame.
– Bonjour, monsieur Lassalle.» André reparut.
«Maman, est-ce que toutes les bêtes ne sont pas au Bon Dieu? Est-ce qu'il y a des bêtes au Diable? Maman? tu ne me réponds pas… Pourquoi?» Et il la tira par sa jupe. Alors elle le gronda.
«André, il ne faut pas m'interrompre, quand je parle à quelqu'un. Tu m'entends?
– Pourquoi?
– Parce que ce n'est pas poli.» Il y eut quelques larmes qui finirent par un sourire dans des baisers. Ce fut encore une jolie journée. On voit sur les campagnes de ces ciels humides et traversés de rayons qui attristent et charment.
À quelques jours de là, par une grosse pluie, M. Lassalle, haut botté, fit une visite à la jeune veuve.
«Bonjour, madame. Eh bien, père Trévière, plus solide que jamais?…
– Le coffre est encore bon, mais les jambes ne valent plus rien.
– Et vous, la mère? toujours le nez sur la marmite, donc? vous goûtez la soupe. C'est d'une bonne cuisinière.» Et ces familiarités faisaient sourire la vieille dont les prunelles pétillaient entre les pommettes ridées.
Il prit André sur ses genoux et lui pinça les joues. Mais l'enfant se dégagea brusquement et alla enfourcher les jambes de son grand-père.
«Tu es le cheval. Je suis le postillon. Hue! Plus fort, plus fort!…» La visite se passa sans que la veuve et le visiteur eussent échangé quatre paroles, mais leurs regards avaient plusieurs fois croisé des lueurs, comme ces éclairs qui jaillissent entre ciel et terre dans les chaudes nuits d'été.
«Papa, est-ce que vous connaissez beaucoup ce monsieur? demanda la jeune femme, avec un air d'indifférence.
– Je le connaissais avant qu'il portât culottes. Et qu'est-ce qui ne connaissait pas son père dans le pays? Des braves gens tout à fait, tout francs et tout ronds. Ils ont du bien. M. Philippe… (nous l'appelons M. Philippe) n'emploie pas moins de soixante ouvriers dans son usine.» André crut le moment venu d'exprimer son sentiment:
«Il est vilain, le monsieur», dit-il.
Sa maman lui répondit vivement que, s'il ne parlait que pour dire des sottises, il ferait mieux de se taire.
Depuis lors, le hasard voulut que Mme Trévière rencontrât M. Lassalle à tous les tournants de la route.
Elle devenait inquiète, distraite, songeuse. Elle tressaillait au bruit du vent dans les feuilles. Elle oubliait sa guipure commencée et prenait l'habitude de soutenir son menton dans le creux de sa main.