Un soir d'automne, tandis qu'une grande tempête, venue de la mer, passait avec de longs hurlements sur la maison du père Trévière et sur toute la contrée, la jeune femme eut hâte de renvoyer la bonne qui faisait le feu et de coucher André. Pendant qu'elle lui tirait ses bas de laine et qu'elle tâtait à pleines mains les petits pieds froids, lui, écoutant les grondements sourds du vent et les tintements de la pluie contre les vitres, il noua ses deux bras sur le cou de sa mère penchée.
«Maman, dit-il, j'ai peur.» Mais elle, en lui donnant un baiser:
«Ne t'agite pas, dors, mon chéri.» fuis elle alla s'asseoir près du feu et lut une lettre.
À mesure qu'elle lisait, ses joues se coloraient; un souffle chaud lui montait de la poitrine. Et, quand elle eut fini de lire, elle resta étendue dans son fauteuil, les mains inertes et l'âme perdue dans un rêve. Elle songeait:
«Il m'aime; il est si bon, si franc, si honnête! Les soirées d'hiver sont bien tristes quand on est seule. Il s'est montré si délicat avec moi! Certainement, il a beaucoup de cœur.
J'en vois la preuve, rien qu'à la manière dont il m'a fait sa demande.» Alors ses yeux rencontrèrent la gravure de la première communion. Je, soussigné, certifie que Pierre-Agénor Trévière…
Elle baissa les yeux. Puis elle songea de nouveau.
«Une femme ne sait pas bien élever toute seule un garçon… André aura un père.»«Maman!» Cet appel, sorti du petit lit, la fit tressaillir.
«Que me veux-tu, André? Tu es bien agité ce soir!
– Maman, je pensais à une chose.
– Au lieu de dormir… À laquelle?
– Papa est mort, n'est-ce pas?
– Oui, mon pauvre enfant.
– Alors il ne reviendra plus!
– Hélas! non, mon chéri.
– Eh bien, maman, c'est bien heureux tout de même.
Parce que Je t'aime tant, vois-tu, maman! tant, que jet aime pour tous les deux. Et, s'il revenait, je ne pourrais plus l'aimer du tout.» Elle le considéra quelque temps avec inquiétude et retomba dans le fauteuil, où elle resta immobile, la tête dans les mains.
Il y avait déjà plus de deux heures que l'enfant dormait aux bruits de la tempête quand, s'étant approchée de lui elle soupira tout bas: '«Dors! il ne reviendra pas.» Et Pourtant deux mois plus tard il revint. Il revint sous la grosse figure hâlée de M. Lassalle, le nouveau maître de la maison. Et le petit André recommença de jaunir, de maigrir et de tomber en langueur.
Maintenant il est guéri. Et il aime sa bonne comme autrefois il aimait sa mère. Il ne sait pas que sa bonne a un amoureux.
II PIERRE
«Quel âge a votre petit garçon, madame?» À cette question, elle regarde son petit garçon comme on regarde la pendule pour voir l'heure. Et elle répond:
«Pierre! il a vingt-neuf mois, madame.» Il valait autant dire deux ans et demi; mais, comme le petit Pierre a beaucoup d'esprit et fait mille choses étonnantes pour son âge, on craint de rendre les autres mères un peu moins jalouses, si on le leur présente un peu plus âgé qu'il n'est, et par conséquent un peu moins prodigieux.
C'est pour une autre raison encore qu'elle ne veut pas qu'on lui vieillisse son Pierre d'un seul jour. Ah! c'est qu'elle veut le garder tout petit, tout bébé. Elle sent bien que, plus il grandira, moins il sera son enfant. Elle sent qu'il lui échappe peu à peu. Hélas! ils ne cherchent qu'à se détacher, ces petits ingrats. La première séparation date de leur naissance. Alors, on a beau être leur mère, on n'a plus qu'un sein et deux bras pour les retenir.
Tout cela fait que Pierre a tout juste vingt-neuf mois.
C'est, d'ailleurs, un bel âge et qui m'inspire, pour ma part, beaucoup de considération; j'ai plusieurs amis de cet âge dont les procédés sont excellents à mon égard. Mais aucun de ces jeunes amis n'a autant d'imagination que Pierre.
Pierre assemble les idées avec une extrême facilité et un peu de caprice.
Il se rappelle certaines idées très anciennes. Il reconnaît des visages absents depuis plus d'un mois. Il découvre, dans les images coloriées qu'on lui donne, mille particularités qui le charment et l'inquiètent. Quand il feuillette le livre illustré qu'il préfère et dont il n'a déchiré que la moitié des pages, ses joues se tachent de rouge, et une lueur trop vive passe dans ses yeux.
Sa mère a peur de ce teint-là et de ces yeux-là; elle craint que trop de travail ne fatigue une tête si petite et molle encore; elle craint la fièvre, elle craint tout. Elle a peur de porter malheur à l'enfant dont elle s'est enorgueillie. Elle en est presque à souhaiter que son petit garçon, dont elle fut si fière, ressemble au petit du boulanger qu'elle voit tous les jours sur le pas de la boutique, avec une face énorme et plate, des yeux bleus sans regard, une bouche perdue sous les joues et un air de santé bête.
Il ne donne pas d'inquiétude, au moins, celui-là! Tandis que Pierre change de couleur à chaque instant; il a ses petites mains brûlantes, et il dort dans son berceau d'un sommeil agité.
Le médecin n'aime guère, non plus, que notre petit ami regarde des images. Il recommande le calme des idées.
Il fit:
«Élevez-le comme un petit chien. Ce n'est pourtant pas difficile!» En quoi il se trompe; c'est, au contraire, très difficile. Le docteur n'a aucune idée de la psychologie d'un petit garçon de vingt-neuf mois. Et puis le docteur est-il sûr que les petits chiens s'élèvent tous dans le calme de la pensée? J'en ai connu un qui, âgé de six semaines environ, rêvait toute la nuit et passait, dans son sommeil, du rire aux larmes avec une rapidité pénible. Il emplissait ma chambre de l'expression des sentiments les plus désordonnés. Est-ce du calme, cela?
Non pas! Aussi le petit animal faisait comme Pierre: il maigrissait. Il vécut pourtant. Pierre a de même en lui les germes d'une généreuse vie. Il n'est atteint dans aucun organe essentiel. Mais on voudrait le voir moins maigre et moins pâle.
Paris convient mal à ce petit Parisien. Ce n'est pas qu'il s'y déplaise. Au contraire, il s'y amuse trop; il y est attiré par trop de formes, de couleurs et de mouvements; il a trop à sentir et à comprendre; il s'y fatigue.
Au mois de juillet, sa mère l'emmena tout pâle et mince dans un petit coin de la Suisse, où l'on ne voyait que des sapins aux flancs de la montagne, de l'herbe et des vaches au creux de la vallée.
Un tel repos sur le sein de la grande et calme nourrice dura trois mois, trois mois pleins de riantes images et pendant lesquels beaucoup de pain bis fut mangé. Et je vis revenir, dans les premiers jours d'octobre, un petit Pierre nouveau, régénéré; un petit Pierre bruni, doré, cuit, presque joufflu, les mains noires, la voix grosse et le rire gros.
«Regardez mon Pierre, il est affreux, disait la maman joyeuse; il a les couleurs d'un bébé à vingt-neuf sous!» Mais elles ne durèrent pas, ces couleurs. Bébé pâlit, redevint nerveux, délicat, avec quelque chose de trop rare et de trop fin. Paris reprenait son influence. Je veux dire le Paris spirituel, qui n'est nulle part et qui est partout, le Paris qui inspire le goût et l'esprit, qui trouble, qui fait qu'on s'ingénie, même quand on est tout petit.