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– Parce que je suis petite.» «Est-il vrai, se demanda Bog, est-il vrai qu'il faille aimer les petits? il se pourrait; car, dans le fait, ils ont grand besoin qu'on les aime. Par là s'excuserait la commune erreur des mères qui donnent à leurs petits enfants leur lait et leur amour. C'est un chapitre de mon traité qu'il va falloir reprendre.» Le matin de sa fête, le docteur, en entrant dans la salle où étaient ses livres et ses papiers et qu'il nommait sa librairie, sentit une bonne odeur et vit un pot d'œillets sur le rebord de sa fenêtre.

C'étaient trois fleurs, mais trois fleurs écarlates que la lumière caressait joyeusement. Et tout riait dans la docte salle: le vieux fauteuil de tapisserie, la table de noyer; les dos antiques des bouquins riaient dans leur veau fauve, dans leur parchemin et dans leur peau de truie. Bogus, desséché comme eux, se mit comme eux à sourire. Jessy lui dit en l'embrassant:

«Vois, oncle Bog, vois: ici, c'est le ciel (et elle montrait, à travers les vitres lamées de plomb, le bleu léger de l'air); puis, plus bas, c'est la terre, la terre fleurie (et elle montrait le pot d'œillets); puis, au-dessous, les gros livres noirs, c'est l'enfer.» Ces gros livres noirs étaient précisément les dix tomes du traité des Erreurs humaines, rangés sous la fenêtre, dans l'embrasure. Cette erreur de Jessy rappela au docteur son œuvre, qu'il négligeait depuis quelque temps pour se promener dans les rues et dans les parcs avec sa nièce.

L'enfant découvrait mille choses aimables et les faisait découvrir en même temps à Bogus, qui n'avait guère de sa vie mis le nez dehors. Il rouvrit ses manuscrits, mais il ne se reconnut plus dans son ouvrage, où il n'y avait ni fleurs ni Jessy.

Par bonheur, la philosophie lui vint en aide en lui suggérant cette idée transcendante que Jessy n'était bonne à rien. Il s'attacha d'autant plus solidement à cette vérité, qu'elle était nécessaire à l'économie de son œuvre.

Un jour qu'il méditait sur ce sujet, il trouva Jessy qui, dans la librairie, enfilait une aiguille devant la fenêtre où étaient les œillets. Il lui demanda ce qu'elle voulait coudre.

Jessy lui répondit:

«Tu ne sais donc pas, oncle Bog, que les hirondelles sont parties?» Bogus n'en savait rien, la chose n'étant ni dans Pline ni dans Avicenne. Jessy continua:

«C'est Kat qui m'a dit hier…

– Kat? s'écria Bogus, cette enfant veut parler de la respectable Clausentina!

– Kat m'a dit hier: "Les hirondelles sont parties cette année plus tôt que de coutume; cela nous présage un hiver précoce et rigoureux." voilà ce que m'a dit Kat. Et puis j'ai vu maman en robe blanche, avec une clarté dans les cheveux; seulement elle n'avait pas de fleurs comme l'autre fois. Elle m'a dit: "Jessy, il faudra tirer du coffre la houppelande fourrée de l'oncle Bog et la réparer si elle est en mauvais état." Je me suis éveillée et, sitôt levée, j'ai tiré la houppelande du coffre; et, comme elle a craqué en plusieurs endroits, je vais la recoudre.»

L'hiver vint et fut tel que l'avaient prédit les hirondelles.

Bogus, dans sa houppelande, les pieds au feu, cherchait à raccommoder certains chapitres de son traité. Mais, à chaque fois qu'il parvenait à concilier ses nouvelles expériences avec la théorie du mal universel, Jessy brouillait ses idées en lui apportant un pot de bonne ale, ou seulement en montrant ses yeux et son sourire.

Quand revint l'été, ils firent, l'oncle et la nièce, des promenades dans les champs. Jessy en rapportait des herbes qu'il lui nommait et qu'elle classait, le soir, selon leurs propriétés. Elle montrait, dans ces promenades, un esprit juste et une âme charmante. Or, un soir, comme elle étalait sur la table les herbes cueillies dans le jour, elle dit à Bogus:

«Maintenant, oncle Bog, je connais par leur nom toutes les plantes que tu m'as montrées. voici celles qui guérissent et celles qui consolent. Je veux les garder, pour les reconnaître toujours et les faire connaître à d'autres. Il me faudrait un gros livre pour les sécher dedans.

– Prends celui-ci», dit Bog.

Et il lui montra le tome premier du traité des Erreurs humaines.

Quand le volume eut une plante à chaque feuillet, on prit le suivant, et, en trois étés, le chef-d'œuvre du docteur fut complètement changé en herbier.

LA BIBLIOTHÈQUE DE SUZANNE

I À MADAME D ***

Paris, le 15 décembre 188…

Voici venir le premier jour de l'an. Ce jour étant celui des dons et des souhaits, les enfants en ont la meilleure part.

Et c'est bien naturel. Ils ont grand besoin qu'on les aime.

Et puis ils ont cela de charmant, qu'ils sont pauvres. Ceux même d'entre eux qui sont nés dans le luxe n'ont rien que ce qu'on leur donne. Enfin, ils ne rendent pas; c'est pourquoi il y a plaisir à leur faire des présents.

Rien n'est plus intéressant que de choisir les joujoux et les livres qui leur conviennent. J'écrirai quelque jour un essai philosophique sur les jouets. C'est un sujet qui me tente, mais que je n'ose aborder sans une longue et sérieuse préparation.

Aujourd'hui, je m'en tiendrai aux livres destinés à récréer l'enfance, et, puisque vous avez bien voulu m'y inviter, je vous soumettrai, madame, quelques réflexions à ce sujet.

Une question se pose tout d'abord. Faut-il donner de préférence aux enfants des livres écrits spécialement pour eux?

Pour répondre à cette question, l'expérience suffit. Il est remarquable que les enfants montrent, la plupart du temps, une extrême répugnance à lire les livres qui sont faits pour eux. Cette répugnance ne s'explique que trop bien. Ils sentent, dès les premières pages, que l'auteur s'est efforcé d'entrer dans leur sphère au lieu de les transporter dans la sienne, qu'ils ne trouveront pas, par conséquent, sous sa conduite, cette nouveauté, cet inconnu dont l'âme humaine a soif à tout âge. Ils sont déjà possédés, ces petits, de la curiosité qui fait les savants et les poètes. Ils veulent qu'on leur révèle l'univers, le mystique univers. L'auteur qui les replie sur eux-mêmes et les retient dans la contemplation de leur propre enfantillage les ennuie cruellement.

C'est pourtant à cela qu'on s'applique, par malheur, quand on travaille, comme on dit, pour le jeune âge. On veut se rendre semblable aux petits. On devient enfant, sans l'innocence et la grâce. Je me rappelle un Collège incendié qu'on me donna avec les meilleures intentions du monde. J'avais sept ans et je compris que c'était une niaiserie. Un autre Collège incendié m'eût dégoûté des livres, et j'adorais les livres.

«Il faut bien pourtant, me direz-vous, se mettre à la portée des jeunes intelligences.» Sans doute, mais on y réussit mal par le moyen ordinairement employé, qui consiste à affecter la niaiserie, à prendre un ton béat, à dire sans grâce des choses sans force, enfin à se priver de tout ce qui, dans une intelligence adulte, charme ou persuade.

Pour être compris de l'enfance, rien ne vaut un beau génie. Les œuvres qui plaisent le mieux aux petits garçons et aux petites filles sont les œuvres magnanimes, pleines de grandes créations, dans lesquelles la belle ordonnance des parties forme un ensemble lumineux, et qui sont écrites dans un style fort et plein de sens.