Voyez comme à travers la sombre ramure un rayon de lune glisse sur l'écorce argentée des bouleaux. Le rayon tremble, ce n'est pas un rayon, c'est la robe blanche d'une fée. Les enfants qui l'apercevront vont s'enfuir, saisis d'un effroi délicieux.
Ainsi naquirent les fées et les dieux. Il n'y a pas, dans le monde surnaturel, un atome qui n'existe dans le monde naturel.
Laure
Comme vous mêlez les déesses d'Homère et les fées de Perrault!
Raymond
Elles ont, les unes et les autres, la même origine et la même nature. Ces rois, ces princes charmants, ces princesses belles comme le jour, ces ogres qui amusent et effrayent les petits enfants, furent des dieux et des déesses autrefois et remplirent d'épouvante ou d'allégresse l'enfance de l'humanité. Le Petit Poucet, Peau-d'Âne et Barbe-Bleue sont d'antiques et vénérables récits qui viennent de loin, de très loin.
Laure
D'où?
Raymond
Eh! le sais-je? On a voulu, on veut encore nous prouver qu'ils sont originaires de la Bactriane; on veut qu'ils aient été inventés sous les térébinthes de cette âpre contrée, par les aïeux nomades des Hellènes, des Latins, des Celtes et des Germains. Cette théorie a été élevée et soutenue par des savants très graves qui, s'ils se trompent, du moins ne se trompent point à la légère. Et il faut une bonne tête pour édifier scientifiquement des billevesées. Un polyglotte peut seul divaguer en vingt langues. Les savants dont je vous parle ne divaguent jamais. Mais certains faits, relatifs aux contes, fables et légendes qu'ils tiennent pour indo-européens, leur causent un embarras inextricable.
Quand ils ont bien sué pour vous prouver que Peau-d'Âne vient de la Bactriane et que le roman du Renard est propre à la race japhétique, des voyageurs retrouvent le roman du Renard chez les Zoulous et Peau-d'Âne chez les Papous.
Leur théorie en souffre cruellement. Mais les théories ne sont créées et mises au monde que pour souffrir des faits qu'on y met, être disloquées dans tous leurs membres, enfler et finalement crever comme des ballons. Toutefois, ceci est assez probable que les contes de fées, et notamment ceux de Perrault, procèdent des plus antiques traditions de l'humanité!
Octave
Je vous arrête, Raymond. Bien que peu au fait de la science contemporaine, et plus occupé d'agriculture que d'érudition, j'ai lu dans un petit livre fort bien écrit que les ogres n'étaient autres que ces Hongres ou Hongrois qui ravagèrent l'Europe au Moyen Age, et que la légende de Barbe-Bleue s'était formée d'après l'histoire trop vraie de ce monstrueux maréchal de Raiz qui fut pendu sous Charles VII.
Raymond
Nous avons changé tout cela, mon cher Octave, et votre petit livre, qui a pour auteur le baron Walckenaer, est bon à faire des comtes. Les Hongrois s'abattirent, en effet, comme des sauterelles sur l'Europe à la fin du XIe siècle.
C'étaient d'épouvantables barbares; mais la forme de leur nom dans les langues romanes s'oppose à la dérivation proposée par le baron Walckenaer. Dieu donne au mot ogre une plus ancienne origine; il le fait sortir du latin orcus, qui, selon Alfred Maury, est d'origine étrusque.
Orcus est l'enfer, le dieu dévorant, qui se repaît de chair et préfère celle des enfants au berceau. Quant à Gilles de Raiz, il fut, en effet, pendu à Nantes en 1440. Mais ce n'est pas pour avoir égorgé sept femmes; son histoire trop véridique ne ressemble en rien au conte, et c'est faire tort à Barbe-Bleue que de le confondre avec cet abominable maréchal. Barbe-Bleue n'est pas aussi noir qu'on le fait.
Laure
Pas aussi noir?
Raymond
Il n'est pas noir du tout, puisque c'est le soleil.
Laure
Le soleil qui tue ses femmes et qui est tué par un dragon et par un mousquetaire! Cela est ridicule! Je ne connais ni votre Gilles de Raiz ni vos Hongrois; mais il me semble beaucoup plus raisonnable de croire, avec mon mari, qu'un fait historique…
Raymond
Hé! cousine, il vous semble raisonnable de vous tromper. L'humanité tout entière est comme vous. Si l'erreur paraissait absurde à tout le monde, personne ne se tromperait. C'est le sens commun qui donne lieu à tous les faux jugements. Le sens commun nous enseigne que la terre est fixe, que le soleil tourne autour et que les hommes qui vivent aux antipodes marchent la tête en bas. Défiez-vous du bon sens, cousine. C'est en son nom qu'on a commis toutes les bêtises et tous les crimes. Fuyons-le, et revenons à Barbe-Bleue, qui est le soleil. Les sept femmes qu'il tue, sont sept aurores. En effet, chaque jour de la semaine, le soleil, en se levant, met fin à une aurore. L'astre chanté dans les hymnes védiques a pris dans le conte gaulois, je l'avoue, la physionomie passablement féroce d'un tyranneau féodal; mais il a gardé un attribut qui témoigne de son antique origine et qui fait reconnaître en ce méchant hobereau un ancien dieu solaire. Cette barbe à laquelle il doit son nom, cette barbe couleur du temps, l'identifie à l'Indra védique, le dieu du firmament, le dieu radieux, pluvieux, tonnant dont la barbe est d'azur.
Laure
Cousin, dites-moi, de grâce, si les deux cavaliers, dont l'un était dragon et l'autre mousquetaire, sont aussi des dieux de l'Inde.
Raymond
Avez-vous entendu parler des Açwins et des Dioscures?
Laure
Jamais.
Raymond
Les Açwins chez les Indous et les Dioscures chez les Hellènes figuraient les deux crépuscules. C'est ainsi que, dans le mythe grec, les Dioscures Castor et Pollux délivrent Hélène, la lumière matinale, que Thésée, le soleil, tient prisonnière. Le dragon et le mousquetaire du conte n'en font ni plus ni moins en délivrant Mme Barbe-Bleue, leur sœur.
Octave
Je ne nie pas que ces interprétations ne soient ingénieuses; mais je les crois dénuées de tout fondement. Vous m'avez renvoyé tantôt à mes avoines avec mes Hongrois.
Je vous dirai à mon tour que votre système n'est pas neuf et que feu mon grand-père, grand liseur de Dupuis, de Volney et de Dulaure, voyait le zodiaque à l'origine de tous les cultes. Le brave homme me disait, au grand scandale de ma pauvre mère, que Jésus-Christ était le soleil, et ses douze apôtres les douze mois de l'année. Mais savez-vous, monsieur le savant, comment un homme d'esprit confondit Dupuis, Volney, Dulaure et mon grand-père? Il appliqua leur théorie à l'histoire de Napoléon Ier et démontra, par ce moyen, que Napoléon n'avait pas existé, que son histoire était un mythe. Ce héros qui naît dans une île, triomphe dans des contrées orientales et méridionales, perd sa puissance l'hiver dans le Nord et disparaît dans l'Océan, c'est, disait l'auteur dont j'ai oublié le nom, c'est évidemment le soleil. Ses douze maréchaux sont les douze signes du zodiaque, et ses quatre frères, les quatre saisons.