… comme ces eaux si pures et si belles, qui coulent sans effort des sources naturelles.
Sur le canevas des ancêtres, sur le vieux fonds indou, la Mère l'Oie brodait des images familières, le château et les grosses tours, la chaumière, le champ nourricier, la forêt mystérieuse et les belles Dames, les fées tant connues des villageois et que Jeanne d'Arc aurait pu voir, le soir, sous le gros châtaignier, au bord de la fontaine…
Eh bien, cousine, vous ai-je gâté les contes de fées?
Laure
Parlez, parlez, je vous écoute.
Raymond
Pour moi, s'il fallait choisir, je donnerais de bon cœur toute une bibliothèque de philosophes, pour qu'on me laissât Peau-d'Âne. Il n'y a dans toute notre littérature que La Fontaine qui ait senti comme Ma Mère l'Oie la poésie du terroir, le charme robuste et profond des choses domestiques.
Mais permettez-moi de rassembler et de resserrer quelques observations importantes qu'il ne faut pas laisser s'éparpiller dans les hasards de la conversation. Les premières langues étaient tout en images et animaient tout ce qu'elles nommaient. Elles dotaient de sentiments humains les astres, les nuages, «vaches célestes», la lumière, les vents, l'aurore. De la parole imagée, vivante, animée, le mythe jaillit et le conte sortit du mythe. Le conte se transforma sans cesse; car le changement est la première nécessité de l'existence. Il fut pris au mot et à la lettre et ne rencontra pas, par bonheur, des gens d'esprit pour le réduire en allégorie et le tuer du coup. Les bonnes gens voyaient, en Peau-d'Âne, Peau-d'Âne elle-même, rien de plus, rien de moins. Perrault n'y chercha pas autre chose. La science vint qui embrassa d'un coup d'œil le long trajet du mythe et du conte et dit:
«L'aurore devint Peau-d’Âne.» Mais il faut qu'elle ajoute que, dès que Peau-d’Âne fut imaginée, elle prit une physionomie particulière et vécut pour son propre compte.
Laure
Je commence à voir clair dans ce que vous dites. Mais, puisque vous nommez Peau-d’Âne, je vous avouerai qu'il y a dans son histoire quelque chose qui me choque au dernier point. Est-ce un Indien qui a donné au père de Peau-d'Âne cette odieuse passion pour sa fille?
Raymond
Pénétrons le sens du mythe, et l'inceste qui vous fait horreur vous paraîtra bien innocent. Peau-d’Âne est l'aurore; elle est fille du soleil, puisqu'elle sort de la lumière. Quand on dit que le roi est amoureux de sa fille, cela signifie que le soleil, à son lever, court après l'aurore. De même, dans la mythologie védique, Prajâ-pati, seigneur de la création, protecteur de toute créature, identique au soleil, poursuit sa fille Ouschas, l'aurore, qui fuit devant lui.
Laure
Tout soleil qu'il est, votre roi me choque et j'en veux à ceux qui l'ont imaginé.
Raymond
Ils étaient innocents et par conséquent immoraux… Ne vous récriez pas, cousine, c'est la corruption qui donne une raison d'être à la morale, de même que c'est la violence qui nécessite la loi. Ce sentiment du roi pour sa fille, respecté avec une naïveté religieuse par la tradition et par Perrault, atteste la vénérable antiquité du conte et le fait remonter jusqu'aux tribus patriarcales de l'Ariadne.
L'inceste était considéré sans horreur dans ces innocentes familles de pâtres chez qui le père se nommait «celui qui protège», le frère «celui qui aide», la sœur «celle qui console», la fille «celle qui trait les vaches», le mari «le fort», et l'épouse «la forte». Ces bouviers du pays du soleil n'avaient point inventé la pudeur. Parmi eux, la femme, étant sans mystère, était sans danger. La volonté du patriarche était la seule loi qui permettait ou non au mari d'emmener une épouse dans le chariot attelé de deux bœufs blancs. Si, par la force des choses, l'union du père et de la fille était rare, cette union n'était pas réprouvée. Le père de Peau-d’Âne ne fit point scandale. Le scandale est propre aux sociétés polies, et c'est même une de leurs distractions les plus chères.
Octave
Je vous laisse dire. Mais je suis bien sûr que vos explications ne valent rien. La morale est innée dans l'homme.
Raymond
La morale est la science des mœurs; elle change avec les mœurs. Elle diffère dans tous les pays et ne reste nulle part dix ans la même.
Votre morale, Octave, n'est pas celle de votre père.
Quant aux idées innées, c'est une grande rêverie.
Laure
Messieurs, laissons, s'il vous plaît, la morale et les idées innées, qui sont des choses fort ennuyeuses, et revenons au père de Peau-d’Âne, qui est le soleil.
Raymond
vous rappelez-vous qu'il nourrissait dans son écurie, au milieu des plus nobles chevaux richement caparaçonnés et «roides d'or et de broderies, un âne que la nature avait formé si extraordinaire, dit le conte, que sa litière, au lieu d'être malpropre, était couverte, tous les matins, de beaux écus au soleil et de beaux louis d'or de toute espèce»? Eh bien, cet âne oriental, onagre, hémione ou zèbre, est le coursier du soleil, et les louis d'or dont il couvre sa litière sont les disques lumineux que l'astre répand à travers la feuillée. Sa peau est elle-même un emblème distinct qui représente la nuée. L'aurore s'en voile et disparaît. vous rappelez-vous la jolie scène, quand Peau-d’Âne est vue, dans sa robe couleur du ciel, par le beau prince qui a mis l'œil sur le trou de la serrure? Ce prince, fils du roi, est un rayon de soleil…