C'est le sort commun des héros lumineux des mythes de s'évanouir à l'atteinte d'un objet aigu, épine, griffe ou fuseau. Dans une légende du Dekan, recueillie par Miss Frere, une petite fille se pique à l'ongle qu'une Rakchasa a laissé dans une porte; aussitôt elle tombe inanimée. Un roi passe, l'embrasse et la réchauffe. Le propre de ces drames de l'hiver et de l'été, de l'ombre et de la lumière, de la nuit et du jour est de recommencer sans cesse. Le conte rapporté par Perrault recommence quand on le croit fini. La Belle épouse le prince et a de ce mariage deux enfants, le petit Jour et la petite Aurore, l'Aithra et l'Héméros d'Hésiode, ou, si vous voulez, Phoebus et Artémis. En l'absence du prince, sa mère, une ogresse, une Rakchasa, c'est-à-dire l'épouvante nocturne, menace de dévorer les deux enfants royaux, les deux jeunes lumières, que sauve le retour du roi soleil. La Belle au bois dormant a, dans l'ouest de la France, une sœur rustique dont l'histoire est contée naïvement dans une très vieille chanson que je vais vous dire:
Quand j'étais chez mon père,
Guenillon,
Petite jeune fille,
Il m'envoyait au bois,
Guenillon,
Pour cueillir la nouzille,
Ah! Ah! Ah! Ah! Ah!
Guenillon, Saute en guenille.
Il m'envoyait au bois
Pour cueillir la nouzille!
Le bois était trop haut,
La belle trop petite…
Le bois était trop haut,
La belle trop petite.
Elle se mit en main
Une tant verte épine…
Elle se mit en main
Une tant verte épine,
À la douleur du doigt
La bell' s'est endormie…
À la douleur du doigt,
La bell' s'est endormie…
Et au chemin passa
Trois cavaliers bons drilles…
Et le premier des trois
Dit: «Je vois une fille.»
Et le second des trois
Dit: «Elle est endormie.»
Et le second des trois,
Guenillon,
Dit: «Elle est endormie.»
Et le dernier des trois,
Guenillon, Dit:
«Ell' sera ma mie.»
Ah! ah! ah! ah! ah!
Guenillon,
Saute en guenille.
Ici la légende divine est tombée au dernier étage de la dégradation, et il serait impossible, si les intermédiaires manquaient, de reconnaître en cette rustique Guenillon la lumière céleste qui languit pendant l'hiver et se ranime au printemps. L'épopée de la Perse, le Schahnameh, nous fait connaître un héros dont la destinée ressemble à celle de la Belle au bois dormant. Isfendiar, qui ne peut être blessé par aucune épée, doit mourir d'une épine qui l'atteindra dans l'œil. L'histoire de Balder, dans l'Edda scandinave, présente avec cette Belle au bois dormant des analogies encore plus saisissantes.
Comme les fées au berceau de la fille du roi, tous les dieux devant le divin enfant Balder jurent de rendre inoffensif pour lui tout ce qui est sur la terre. Mais le gui, qui ne croît pas sur le sol, a été oublié par les immortels comme, par le roi et la reine, la vieille qui filait au faîte de leur tour. Un fuseau pique la belle; une branche de gui tue Balder.
«Ainsi, par terre, gît Balder, mort, et tout autour gisent, amoncelés, glaives, torches, javelots et lances que, pour s'amuser, les dieux avaient jetés sans effet contre Balder, que ne perçait et n'entamait aucune arme; mais dans sa poitrine était enfoncée la fatale branche de gui, que Lok, l'accusateur, donna à Hoder, et que Hoder lança sans pensée mauvaise.»
Laure
Tout cela est fort beau; mais n'avez-vous rien à nous dire de la petite chienne Pouffe qui était sur le lit de la princesse? Je lui trouve un air galant: Pouffe fut élevée sur les genoux des marquises, et je m'imagine que madame de Sévigné la caressa de ces mains qui écrivirent des lettres si belles.
Raymond
Pour vous être agréable, nous donnerons à la petite chienne Pouffe des aïeux célestes; ou ferons remonter sa race à Saramâ, la chienne en quête de l'aurore, et au chien Seirios, gardien des étoiles. voilà, si je ne me trompe, une belle noblesse. Il ne reste plus à Pouffe qu'à faire la preuve de ses quartiers pour être admise comme chanoinesse au chapitre d'un Remiremont-Canin. Un d'Hozier à quatre pattes aurait seul autorité pour établir cette filiation. Je me contenterai d'indiquer un des rameaux de ce grand arbre généalogique. Branche finlandaise: le petit chien Flô, à qui sa maîtresse dit par trois fois:
«Va, mon petit chien Flô, et vois s'il fera bientôt jour.»
À la troisième fois, l'aube se lève.
Octave
J'admire la facilité avec laquelle vous logez au ciel les bêtes et les gens des contes. Les Romains n'envoyaient pas plus aisément leurs empereurs parmi les constellations. À votre gré, le marquis de Carabas ne peut manquer d'être pour le moins le soleil en personne.
Raymond
N'en doutez pas, Octave. Ce personnage pauvre, humilié, qui croît en richesse et en puissance, c'est le soleil qui se lève dans la brume et brille par un midi pur. Notez ce point: le marquis de Carabas sort de l'eau pour se revêtir d'habits resplendissants. On ne peut représenter le lever du soleil par un symbole plus clair.
Laure
Mais, dans le conte, le marquis est un personnage inerte, qu'on mène; c'est le chat qui pense et qui agit, et il n'est que juste que ce chat soit, comme la chienne Pouffe, un être céleste.
Raymond
C'en est un, et, comme son maître, il figure le soleil.
Laure
J'en suis bien aise. Mais a-t-il, comme Pouffe, des parchemins en règle? Peut-il prouver sa noblesse?
Raymond
Ainsi que le dit Racine:
L'hymen n'est pas toujours entouré de flambeaux.
Il se peut que le Chat botté descende de ces chats qui traînèrent le char de Freya, la Vénus scandinave. Mais les tabellions de gouttière n'en disent rien. On connaît un très ancien chat solaire, le chat égyptien, identique à Râ, qui parle dans un rituel funéraire, traduit par monsieur de Rougé, et dit: «Je suis le grand chat qui était en l'avenue de l'arbre de vie, dans An, la nuit du grand combat.» Mais ce chat est un Kouschite, un fils de Cham. Le Chat botté est de la race de Japhet, et je ne vois pas du tout comment on pourrait les rattacher l'un à l'autre.