Quand vint l'heure de m'en aller promener, on me mit mon chapeau; j'en arrachai la plume, à l'exemple du bienheureux Labre, qui, lorsqu'on lui donnait un vieux bonnet tout crasseux, avait soin de le traîner dans la fange avant de le mettre sur sa tête. Ma mère, en apprenant l'aventure des richesses et celle du chapeau, haussa les épaules et poussa un gros soupir. Je l'affligeais vraiment.
Pendant la promenade, je tins les yeux baissés pour ne pas me laisser distraire par les objets extérieurs, me conformant ainsi à un précepte souvent donné dans la Vie des Saints.
C'est au retour de cette promenade salutaire que, pour achever ma sainteté, je me fis un cilice en me fourrant dans le dos le crin d'un vieux fauteuil. J'en éprouvai de nouvelles tribulations, car Julie me surprit au moment où j'imitais ainsi les fils de saint François. S'arrêtant à l'apparence sans pénétrer l'esprit, elle vit que j'avais crevé un fauteuil et me fessa par simplicité.
En réfléchissant aux pénibles incidents de cette journée, je reconnus qu'il est bien difficile de pratiquer la sainteté dans la famille. Je compris pourquoi les saints Antoine et Jérôme s'en étaient allés au désert parmi les lions et les aegipans; et je résolus de me retirer dès le lendemain dans un ermitage. Je choisis, pour m'y cacher, le labyrinthe du Jardin des plantes. C'est là que je voulais vivre dans la contemplation, vêtu, comme saint Paul l'Ermite, d'une robe de feuilles de palmier. Je pensais: «Il y aura dans ce jardin des racines pour ma nourriture. On y découvre une cabane au sommet d'une montagne. Là, je serai au milieu de toutes les bêtes de la création; le lion qui creusa de ses ongles la tombe de sainte Marie l'Égyptienne viendra sans doute me chercher pour rendre les devoirs de la sépulture à quelque solitaire des environs. Je verrai, comme saint Antoine, l'homme aux pieds de bouc et le cheval au buste d'homme. Et peut-être que les anges me soulèveront de terre en chantant des cantiques.» Ma résolution paraîtra moins étrange quand on saura que, depuis longtemps, le Jardin des plantes était pour moi un lieu saint, assez semblable au paradis terrestre, que je voyais figuré sur ma vieille Bible en estampes. Ma bonne m'y menait souvent et j'y éprouvais un sentiment de sainte allégresse. Le ciel même m'y semblait plus spirituel et plus pur qu'ailleurs, et, dans les nuages qui passaient sur la volière des aras, sur la cage du tigre, sur la fosse de l'ours et sur la maison de l'éléphant, je voyais confusément Dieu le Père avec sa barbe blanche et dans sa robe bleue, le bras étendu pour me bénir avec l'antilope et la gazelle, le lapin et la colombe; et quand j'étais assis sous le cèdre du Liban, je voyais descendre sur ma tête, à travers les branches, les rayons que le Père éternel laissait échapper de ses doigts.
Les animaux qui mangeaient dans ma main en me regardant avec douceur me rappelaient ce que ma mère m'enseignait d'Adam et des jours de l'innocence première.
La création réunie là, comme jadis dans la maison flottante du patriarche, se reflétait dans mes yeux, toute parée de grâce enfantine. Et rien ne me gâtait mon paradis. Je n'étais pas choqué d'y voir des bonnes, des militaires et des marchands de coco. Au contraire, je me sentais heureux près de ces humbles et de ces petits, moi le plus petit de tous. Tout me semblait clair, aimable et bon, parce que, avec une candeur souveraine, je ramenais tout à mon idéal d'enfant.
Je m'endormis dans la résolution d'aller vivre au milieu de ce jardin pour acquérir des mérites et devenir l'égal des grands saints dont je me rappelais l'histoire fleurie.
Le lendemain matin, ma résolution était ferme encore.
J'en instruisis ma mère. Elle se mit à rire.
«Qui t'a donné l'idée de te faire ermite sur le labyrinthe du Jardin des plantes? me dit-elle en me peignant les cheveux et en continuant de rire.
– Je veux être célèbre, répondis-je, et mettre sur mes cartes de visite: «Ermite et saint du calendrier», comme papa met sur les siennes: «Lauréat de l'Académie de médecine et secrétaire de la Société d'anthropologie.» À ce coup, ma mère laissa tomber le peigne qu'elle passait dans mes cheveux.
«Pierre! s'écria-t-elle, Pierre! quelle folie et quel péché!
Je suis bien malheureuse! Mon petit garçon a perdu la raison à l'âge où l'on n'en a pas encore.» Puis, se tournant vers mon père:
«Vous l'avez entendu, mon ami; à sept ans il veut être célèbre!
– Chère amie, répondit mon père, vous verrez qu'à vingt ans il sera dégoûté de la gloire.
– Dieu le veuille! dit ma mère; je n'aime point les vaniteux.» Dieu l'a voulu et mon père ne se trompait pas. Comme le roi d'Yvetot, je vis fort bien sans gloire et n'ai plus la moindre envie de graver le nom de Pierre Nozière dans la mémoire des hommes.
Toutefois, quand maintenant je me promène, avec mon cortège de souvenirs lointains, dans ce Jardin des plantes, bien attristé et abandonné, il me prend une incompréhensible envie de conter aux amis inconnus le rêve que je fis jadis d'y vivre en anachorète, comme si ce rêve d'enfant pouvait, en se mêlant aux pensées d'autrui, y faire passer la douceur d'un sourire.
C'est aussi pour moi une question de savoir si vraiment j'ai bien fait de renoncer dès l'âge de six ans à la vie militaire; car le fait est que je n'ai pas songé depuis à être soldat. Je le regrette un peu. Il y a, sous les armes, une grande dignité de vie. Le devoir y est clair et d'autant mieux déterminé que ce n'est pas le raisonnement qui le détermine.
L'homme qui peut raisonner ses actions découvre bientôt qu'il en est peu d'innocentes. Il faut être prêtre ou soldat pour ne pas connaître les angoisses du doute.
Quant au rêve d'être un solitaire, je l'ai refait toutes les fois que j'ai cru sentir que la vie était foncièrement mauvaise: c'est dire que je l'ai fait chaque jour. Mais, chaque jour, la nature me tira par l'oreille et me ramena aux amusements dans lesquels s'écoulent les humbles existences.
II LE PERE LE BEAU
On trouve dans les Mémoires de Henri Heine des portraits d'une réalité frappante, qu'enveloppe pourtant une sorte de poésie. Tel est le portrait de Simon de Geldern, oncle du poète. «C'était, dit Henri Heine, un original de l'extérieur le plus humble et aussi le plus bizarre, une petite figure placide, un visage pâle et sévère, dont le nez avait une rectitude grecque, bien qu'il fût assurément d'un tiers plus long que les Grecs n'avaient l'habitude de porter leur nez… Il allait toujours vêtu d'après une mode surannée, portait des culottes courtes, des bas de soie blancs, des souliers à boucle, et, selon l'ancienne coutume, une queue assez longue. Lorsque ce petit bonhomme trottait à pas menus à travers les rues, sa queue sautillait d'une épaule sur l'autre, faisait des cabrioles de toute sorte, et semblait se moquer de son propre maître derrière son dos.» Ce bonhomme avait l'âme la plus magnanime, et sa petite redingote, terminée en queue de bergeronnette, enveloppait le dernier des chevaliers. Ce chevalier, toutefois, ne fut point errant. Il resta chez lui à Düsseldorf, dans L'Arche de Noé. «C'est le nom que portait la petite maison patrimoniale, à cause de l'arche que l'on voyait joliment sculptée sur la porte et peinte en couleurs voyantes. Là, il put s'adonner sans repos à tous ses goûts, à tous ses enfantillages d'érudition, à sa bibliomanie et à sa rage d'écrivailler, principalement dans les gazettes politiques et les revues obscures.» C'est par le zèle du bien public que le pauvre Simon de Geldem était poussé à écrire. Il y peinait beaucoup. Penser seulement lui coûtait des efforts désespérés. Il se servait d'un vieux style roide qu'on lui avait enseigné dans les écoles de jésuites.