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En général, Sycomorus finissait par se mettre à pleurer. Pour se calmer, il attrapait sous son comptoir le classeur qu'il transportait chaque jour de chez lui au supermarché et qui renfermait la collection d'articles qu'il avait précieusement glanés et triés au sujet d'Alexandra Neville, recensant tous les faits la concernant et qu'il jugeait dignes d'intérêt. Alexandra était le modèle de Sycomorus : son obsession. En matière de musique, il ne s'en remettait qu'à elle. Sa carrière, ses chansons, sa façon de les réinterpréter pendant ses concerts : à ses yeux elle n'était que perfection. Il avait suivi chacune de ses tournées, dont il était revenu avec des t-shirts souvenirs pour adolescentes qu'il portait régulièrement. « Si je connais tout d'elle, je pourrai peut-être faire une carrière comme la sienne », disait-il. Il tirait l'essentiel de sa matière la concernant des tabloïds qu'il lisait avidement et dont il découpait soigneusement les articles durant son temps libre.

Sycomorus se consolait en tournant les pages de son classeur et s'imaginait, lui aussi, devenir un jour une grande vedette. Sa mère, le cœur fendu, l'encourageait :

— Regarde ton classeur, mon chéri, ça te fait du bien.

Sycomorus en admirait les pages plastifiées, les effleurant des mains.

— M'a, un jour je serai comme elle… disait-il.

— Elle est blonde et blanche, s'agaçait son père. Tu veux être une fille blanche ?

— Non, P'a, je voudrais être célèbre.

— C'est bien le problème, tu ne veux pas être chanteur, tu veux être célèbre.

Sur ce point, le père de Sycomorus n'avait pas tort. Il y a eu une époque où les vedettes de l'Amérique étaient des cosmonautes et des scientifiques. Aujourd'hui, nos vedettes sont des gens qui ne font rien et passent leur temps à se photographier, eux-mêmes ou leur assiette. Tandis que le père argumentait devant son fils, la file des clients en quête d'un jus revitalisant s'impatientait. La mère finissait par tirer son mari par la manche :

— Tais-toi maintenant, George, grondait-elle. Il va être renvoyé à cause de tes scènes. Tu veux que ton fils soit renvoyé de son travail à cause de toi ?

Le père s'agrippait au comptoir dans un geste désespéré et murmurait à son fils une dernière requête, comme s'il n'avait pas vu l'évidence :

— Fais-moi juste une promesse. Quoi qu'il arrive, je t'en prie, ne deviens jamais un pédé.

— Promis, Papa.

Et les parents allaient se promener à travers les rayons du magasin.

Durant cette même période, Alexandra Neville était en pleine tournée de concerts. Elle se produisait notamment à l'American Airlines Arena de Miami, ce dont tout le supermarché avait été informé car Sycomorus, qui avait réussi à se procurer un billet pour le concert, avait affiché un décompte des jours dans la salle de repos et avait rebaptisé le jour du concert Alexandra Day.

Quelques jours avant le concert, alors que nous profitions de la douceur d'un début de soirée sur la terrasse de la maison de Coconut Grove, Oncle Saul me demanda :

— Marcus, tu pourrais peut-être arranger une rencontre entre Sycomorus et Alexandra ?

— C'est impossible.

— Vous êtes toujours fâchés ?

— Cela fait des années que nous ne nous parlons plus. Même si je le voulais, je ne saurais pas comment la joindre.

— Il faut que je te montre ce que j'ai retrouvé en mettant de l'ordre, dit Oncle Saul en se levant de sa chaise.

Il disparut un instant avant de revenir avec une photo à la main. « Elle était entre les pages d'un livre qui appartenait à Hillel », m'expliqua-t-il. C'était cette fameuse photo de Woody, Hillel, Alexandra et moi, adolescents à Oak Park.

— Que s'est-il passé entre Alexandra et toi ? demanda Oncle Saul.

— Peu importe, répondis-je.

— Markie, tu sais combien j'apprécie ta présence ici. Mais parfois je m'inquiète. Tu devrais sortir plus, t'amuser plus. Avoir une petite copine…

— Ne t'inquiète pas, Oncle Saul.

Je lui tendis la photo pour la lui rendre.

— Non, garde-la, me dit-il. Il y a un mot derrière.

Je retournai le cliché et reconnus son écriture. Elle avait écrit :

JE VOUS AIME, LES GOLDMAN.

4.

À Boca Raton, en ce mois de mars 2012 où je retrouvai Alexandra, je me mis à voler tous les matins son chien Duke. Je l'amenais chez moi, où il passait la journée à mes côtés, et le soir je le ramenais à la maison de Kevin Legendre.

Le chien se plaisait tellement avec moi qu'il se mit à m'attendre devant la clôture de la propriété de Kevin. J'arrivais au petit matin et il était là, assis, guettant ma venue. Je descendais de voiture et il se précipitait sur moi, manifestant sa joie en essayant de me lécher le visage pendant que je me baissais pour le caresser. J'ouvrais le coffre, il sautait gaiement à l'intérieur et nous partions tout de go pour passer la journée chez moi. Puis, n'y tenant plus, Duke se mit à venir tout seul. Tous les matins à six heures, il s'annonçait en jappant devant ma porte, avec une précision que les humains n'auront jamais.

Nous nous amusions bien ensemble. Je lui achetai tout l'attirail des chiens heureux : balles en caoutchouc, jouets à mâcher, nourriture, gamelles, friandises, couvertures pour qu'il soit confortable. À la fin de la journée, je le ramenais chez lui et nous retrouvions ensemble, et avec la même joie, Alexandra.

Les retrouvailles furent d'abord brèves. Alexandra me remerciait, s'excusait du dérangement et me renvoyait chez moi, sans même me proposer d'entrer un instant.

Puis, il y eut cette fois où elle était absente de la maison. Ce fut cet enquiquineur tout en muscles de Kevin qui m'accueillit et réceptionna Duke. « Alex n'est pas là », me dit-il d'un ton amical. Je le chargeai de la saluer pour moi et m'apprêtais à repartir lorsqu'il me proposa de rester dîner avec lui. J'acceptai. Et je dois dire que nous passâmes une soirée très agréable. Il avait quelque chose d'éminemment sympathique. Un côté gentil père de famille, sur le point de prendre sa retraite à trente-sept ans avec quelques millions sur son compte en banque ! Il amènerait les enfants à l'école, entraînerait leur équipe de foot, organiserait des barbecues pour les anniversaires. Le type qui n'en fichait pas une, c'était lui.

Justement, ce soir-là, Kevin m'expliqua qu'il était blessé à l'épaule et que l'équipe l'avait mis au repos. Il faisait de la rééducation le jour, cuisait des steaks le soir, regardait la télévision, dormait. Il trouva judicieux de me raconter qu'Alexandra lui faisait des massages divins, qui l'apaisaient beaucoup. Puis il me fit l'inventaire de tous les gestes qui lui faisaient mal et me parla encore de ses exercices de physiothérapie. C'était un homme simple au sens propre du mot, et je me demandais ce qu'Alexandra pouvait bien lui trouver.

Pendant que les steaks cuisaient, il proposa d'inspecter la haie pour trouver comment Duke s'enfuyait. Il inspecta une moitié de la haie, je me chargeai de l'autre. Je trouvai rapidement l'énorme trou que Duke avait creusé dans la pelouse pour passer de l'autre côté de la barrière, et bien évidemment je ne le signalai pas à Kevin. Je lui affirmai que ma moitié de la haie était intacte (ce qui n'était pas un mensonge), il me confirma que la sienne aussi, et nous allâmes manger nos steaks. Il était perturbé par les évasions de Duke.

— Je comprends pas pourquoi il fait ça. C'est la première fois. Ce chien, pour Alex, c'est toute sa vie. J'ai peur qu'il finisse pas se faire écraser par une voiture.

— Quel âge a-t-il ?

— Huit ans. C'est vieux pour un chien de cette taille.

Je calculai rapidement dans ma tête. Huit ans, cela signifiait qu'elle avait acheté Duke juste après le Drame.