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— Allez, hop ! Que quelqu'un se lance, on perd du temps.

— Ça a l'air vraiment drôlement haut, continua Hillel. Ça fait quoi, dans les huit ou dix mètres ?

— Je pense, répondit le moniteur.

— Comment ça, vous pensez ? s'indigna Hillel. Vous ne connaissez même pas votre matériel ?

— Tais-toi, maintenant, s'il te plaît. Et puisque personne ne veut se lancer, je vais en désigner un.

Évidemment, le moniteur me désigna, moi. Je protestai que c'était toujours moi qui devais commencer, mais le moniteur ne voulait rien entendre.

— Allez, m'ordonna-t-il, monte à cette perche.

— Et pourquoi vous montez pas vous-même ? intervint de nouveau Hillel.

— Quoi ?

— Vous n'avez qu'à commencer, vous.

— Je n'ai pas l'intention de me laisser commander par un enfant, se défendit le moniteur.

— Vous avez peur de monter ? demanda Hillel. À votre place, j'aurais peur. Ça m'a l'air drôlement dangereux, ces barres. Vous savez, je suis pas du genre hypocondriaque, mais j'ai lu quelque part qu'une chute de trois mètres suffit à vous rompre la colonne vertébrale et vous finissez paralysé à vie. Qui veut être paralysé à vie ? interrogea-t-il à la cantonade.

— Pas moi ! nous répondîmes tous.

— Taisez-vous ! hurla le moniteur.

— Vous êtes sûr que vous avez un diplôme de moniteur de gym ? s'enquit encore Hillel.

— Évidemment ! Arrête, maintenant !

— Je crois qu'on serait tous rassurés de voir votre diplôme, continua Hillel.

— Mais je ne l'ai pas ici, enfin ! protesta le moniteur dont l'assurance se dégonflait comme une baudruche.

— Vous ne l'avez pas ici, ou vous ne l'avez pas du tout ? répliqua Hillel.

— Le diplôme ! Le diplôme ! nous nous écriâmes tous.

Nous scandâmes jusqu'à ce que le moniteur, à bout, saute comme un singe sur le poteau et grimpe pour nous montrer de quoi il était capable. Il voulut certainement nous impressionner en faisant des tas de mouvements inutiles et ce qui devait arriver arriva : ses mains glissèrent et il tomba du sommet du poteau, soit de sept mètres cinquante pour être précis. Il s'écrasa au sol et poussa des hurlements terribles. Nous essayâmes bien de le consoler, mais les médecins de l'ambulance nous expliquèrent qu'il avait les deux jambes cassées et que nous ne le reverrions plus de tout notre séjour. Hillel fut renvoyé du camp de sport et moi aussi par la même occasion. Tante Anita et Oncle Saul vinrent nous chercher et ils nous emmenèrent à l'hôpital du comté pour présenter en personne nos excuses au pauvre moniteur.

C'est un an après cet épisode qu'Hillel rencontra Woody. Il avait désormais neuf ans, c'était toujours un enfant très maigre et très petit, et toujours le souffre-douleur de ses camarades d'école, qui l'appelaient Crevette. Il se faisait tellement embêter par tous les autres enfants qu'en deux ans il avait été changé trois fois d'école. Mais chaque fois, il était aussi malheureux dans son nouvel établissement que dans les précédents. Lui ne rêvait que d'une vie normale, d'avoir des copains dans le quartier et une existence similaire à celle des autres enfants de son âge. Il avait une passion absolue : le basket-ball. Il adorait ça. Le week-end, parfois, il téléphonait à des camarades de classe. « Allô ? C'est Hillel… Hillel. Hillel Goldman. » Il répétait son nom jusqu'au moment où pour finir il disait : « C'est Crevette… » Et l'autre, au bout du fil, parfois sans mauvaise intention, finissait par comprendre. « Je voulais savoir si t'allais au terrain de sport cet après-midi. » Au bout du fil, on lui répondait que non, pas du tout. Mais Hillel savait qu'on lui mentait. Il raccrochait poliment, et une heure plus tard, il disait à ses parents : « Je sors jouer au basket-ball avec mes copains. » Il enfourchait son vélo et il partait pour la journée. Il allait sur le terrain de sport où ses copains, qui ne devaient pas y être, y étaient évidemment. Il ne leur reprochait rien, il s'asseyait sur le banc et il espérait qu'on le laisserait participer. Mais personne ne voulait de Crevette dans son équipe. Il rentrait à la maison, triste, s'efforçant malgré tout de faire bonne figure. Il ne voulait pas que ses parents se fassent du souci pour lui. Ils passaient à table, il avait son maillot de Michael Jordan sur le dos, duquel sortaient deux bras comme des brindilles.

— T'as un peu joué aujourd'hui ? demandait Oncle Saul.

Il haussait les épaules.

— Bof. Les autres disent que je suis pas fort.

— Je suis sûr que tu te débrouilles comme un champion.

— Non, c'est vrai que je suis assez nul. Mais si personne ne me donne ma chance, comment tu veux que je m'améliore ?

Il était difficile pour mon oncle et ma tante de trouver un juste milieu entre le surprotéger et lui laisser faire l'expérience de ce monde difficile. Ils optèrent finalement pour une école privée très réputée, Oak Tree, toute proche de chez eux.

L'école leur plut tout de suite. Ils furent reçus par le principal, Monsieur Hennings, qui leur fit visiter les bâtiments en expliquant combien son établissement était exceptionnel : « L'école d'Oak Tree est l'une des meilleures du pays. Cours de première qualité, donnés par des professeurs recrutés aux quatre coins de la nation et programmes adaptés. » L'école encourageait la créativité : elle comptait des ateliers de peinture, de musique, de poterie et s'enorgueillissait de la parution d'un journal hebdomadaire intégralement rédigé par les élèves au sein d'un bureau de rédaction dernier cri. Puis le principal Hennings acheva de convaincre Oncle Saul et Tante Anita en entonnant les premières notes de sa symphonie miraculeuse pour parents désespérés : « Enfants heureux, motivation, orientation, responsabilisation, réputation, qualité, le corps et l'esprit, sports en tous genres, terreau pour champions d'équitation. »

J'ignore comment Hillel réussit l'exploit de se mettre à dos tous ses camarades de l'école d'Oak Tree en l'espace de quelques jours seulement. Fort de cette prouesse, il parvint ensuite à s'aliéner une bonne partie du corps enseignant en relevant des coquilles dans les livres d'exercices, en reprenant un professeur sur sa prononciation d'un mot latin, puis en posant des questions qui furent considérées comme n'étant pas de son âge.

— Tu apprendras ça en troisième, lui dit le professeur.

— Et pourquoi pas maintenant, puisque je vous pose la question ?

— Parce que c'est comme ça. C'est pas dans le programme, et le programme, c'est le programme.

— Peut-être que votre programme n'est pas adapté à votre classe.

— Peut-être que c'est toi qui n'es pas adapté à ta classe, Hillel.

Dans les couloirs de l'école, on ne pouvait que le remarquer. Il s'habillait avec une chemise à carreaux boutonnée jusqu'au cou pour cacher le maillot de basket-ball qu'il portait toujours en dessous, dans l'espoir de réaliser un jour son rêve : défaire ses boutons, apparaître en athlète invincible et marquer des paniers sous les vivats des autres élèves. Son sac à dos était lourd des livres qu'il empruntait à la bibliothèque municipale et il ne se séparait jamais de son ballon de basket-ball.

Il ne fallut pas plus d'une semaine à Oak Tree pour que sa vie quotidienne devienne un enfer. Il fut rapidement pris en grippe par la terreur de sa classe, un obèse court sur pattes prénommé Vincent, mais que ses camarades surnommaient Porc.

Il serait difficile de dire qui débuta les hostilités. Car il faut préciser d'emblée que Porc, ne serait-ce que par son sobriquet, était la cible de moqueries de la part des autres enfants. Dans le préau, tous lui criaient en se bouchant le nez : « Si ça pue le caca, c'est parce que Porc est là ! » Porc se jetait sur eux pour les tabasser, mais tous fuyaient comme un troupeau de zébus effrayés dont le membre le plus faible, Hillel, finissait par se faire rattraper et payait pour les autres. En général, Porc se contentait de lui tordre le bras, de peur de se faire surprendre par un enseignant, et lui disait : « A tout à l'heure, Crevette. Fais-toi beau, ça va être ta fête ! » Après les cours, Porc se précipitait sur le terrain de basket à proximité de l'école, où Hillel allait tirer des paniers, et l'y tabassait joyeusement, tandis que tous les élèves de la classe venaient assister au spectacle. Porc l'attrapait au collet, le traînait par terre et le giflait, encouragé par des salves d'applaudissements.