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À force de toujours attraper Hillel, Porc se mit à le martyriser systématiquement. Dès son arrivée à l'école, il le harponnait et ne le lâchait plus. Et les autres élèves le considérèrent alors comme un paria. Après seulement trois semaines, Hillel supplia sa mère de ne plus l'envoyer à Oak Tree, mais Tante Anita lui demanda de faire un effort. « Hillel, mon chéri, on ne peut pas te changer sans cesse d'école. Si cela continue ainsi et si tu es incapable de t'adapter à un milieu scolaire, il faudra t'envoyer dans une école spécialisée… » Elle le disait avec beaucoup de tendresse et une pointe de fatalisme. Hillel, qui ne voulait ni faire de peine à sa mère ni surtout finir dans une école spécialisée, dut se résoudre aux raclées quotidiennes d'après les cours.

Je sais que Tante Anita l'emmenait faire les magasins et essayait de s'inspirer des garçons de son âge qu'elle connaissait pour le pousser à s'habiller de façon plus conventionnelle. En le déposant à l'école le matin, elle le suppliait : « Ne te fais pas remarquer, d'accord ? et fais-toi des amis. » Elle ajoutait des brioches à son goûter pour qu'il puisse en donner à ses camarades et se faire aimer. Il lui disait : « Tu sais, Maman, on n'achète pas ses amis avec des brioches. » Elle le regardait avec un air un peu désarmé. À la pause, Porc lui vidait son sac par terre, ramassait les brioches et les lui fourrait toutes de force dans la bouche. Le soir, Tante Anita demandait : « Tes amis ont aimé les brioches ? — Beaucoup, M'an. » Le lendemain, elle en remettait davantage sans savoir qu'elle condamnait son fils à des prouesses d'élasticité buccale. Le spectacle des brioches connut rapidement un triomphe phénoménal : les élèves se réunissaient autour d'Hillel dans la cour de récréation pour voir Porc lui enfoncer la demi-douzaine de petits pains jusqu'au fond de la gorge. Et tous criaient : « Bouffe ! Bouffe ! Bouffe ! Bouffe ! » Le professeur, alerté par le brouhaha, finit par donner un mauvais point à Hillel et nota dans son carnet d'évaluation « A le sens du spectacle, mais pas celui du partage ».

Tante Anita fit part de ses inquiétudes au pédiatre qui suivait Hillel.

— Docteur, il dit qu'il n'aime pas l'école. Il dort mal la nuit, il mange peu. Je sens bien qu'il n'est pas heureux.

Le médecin se tourna vers Hillel :

— Est-ce que ce que ta maman dit est vrai, Hillel ?

— Oui, docteur.

— Pourquoi n'aimes-tu pas l'école ?

— Ce n'est pas l'école, c'est plutôt les autres enfants.

Tante Anita soupira :

— C'est toujours pareil, docteur. Il dit que ce sont les autres enfants. Mais nous l'avons déjà changé plusieurs fois d'école…

— Tu as compris que si tu ne fais pas un effort pour t'intégrer, tu iras dans une école spécialisée, Hillel ?

— Pas une école spéciale… Je ne veux pas.

— Pourquoi ?

— Je veux aller à l'école normale.

— Alors la balle est dans ton camp, Hillel.

— Je le sais, docteur, je le sais.

Porc le cognait, le volait, l'humiliait. Il lui faisait boire des bouteilles remplies de liquide jaunâtre, lui faisait lamper des flaques d'eau croupie, lui tartinait le visage avec de la boue. Il le soulevait comme s'il était une brindille, le secouait comme des maracas, il lui criait : « T'es qu'une crevette, une merde de chien, une face de con ! » et lorsqu'il était à court de vocabulaire, il lui flanquait des coups de poing dans le ventre qui lui coupaient la respiration. Hillel était d'une maigreur effrayante et Porc le faisait voler en l'air comme un avion en papier, le frappait à coups de cartable, lui cabossait la tête, lui tordait les bras dans tous les sens et lui disait finalement : « J'arrête seulement si tu lèches mes chaussures. » Et pour qu'il cesse, Hillel obéissait. Devant tout le monde, il se mettait à quatre pattes et il léchait les semelles de Porc, qui lui assénait au passage quelques coups de pied au visage. Une moitié des autres élèves riaient et l'autre moitié, dans un mouvement de fièvre populaire, se précipitaient sur lui et le tabassaient à leur tour. Ils lui sautaient dessus, écrasaient ses mains, lui tiraient les cheveux. Tous n'y trouvaient qu'un but : leur propre salut. Tant que Porc serait occupé avec Hillel, il ne s'en prendrait pas à eux.

Le spectacle terminé, tous s'en allaient. « Si tu caftes, on te bute ! » éructait Porc en le gratifiant d'un dernier crachat dans les yeux. « Ouais, on te bute ! » répétait le chœur des suiveurs. Hillel restait par terre, comme un scarabée qu'on aurait mis sur sa carapace, puis, l'agitation dissipée, il se relevait, attrapait son ballon, et pouvait enfin accéder au terrain de basket désert. Il tirait des paniers, jouait des matchs imaginaires, et rentrait chez lui pour l'heure du dîner. Lorsque Tante Anita découvrait sa silhouette déglinguée et ses vêtements déchirés, elle s'écriait épouvantée : « Hillel, mon Dieu, que s'est-il passé ? » Et lui d'un sourire éclatant, masquant sa peine pour ne pas en faire à sa mère, répondait : « Oh rien, on a juste fait un match du tonnerre, M'an. »

À une vingtaine de miles de là, dans les quartiers Est de Baltimore, Woody était le pensionnaire d'un foyer pour enfants difficiles dont le directeur, Artie Crawford, était un ami de longue date d'Oncle Saul et Tante Anita. Ils y étaient des bénévoles actifs : Tante Anita organisait des consultations médicales gratuites, tandis qu'Oncle Saul avait mis sur pied une permanence juridique pour aider les pensionnaires et leurs familles dans leurs démarches administratives et procédures diverses.

Woody avait le même âge que nous, mais il était l'exact opposé d'Hillel : il était physiquement beaucoup plus mûr et développé, et paraissait nettement plus vieux. Loin de la douceur d'Oak Park, les quartiers Est de Baltimore étaient rongés par une criminalité explosive, le trafic de drogue et la violence. Le foyer avait de la peine à assurer la scolarisation des enfants, qui se laissaient dévorer par leurs mauvaises fréquentations et pour qui l'appel de la reconstruction d'une cellule familiale manquante autour d'un gang était grand. Woody était de ceux-là : un enfant bagarreur mais pas mauvais, facilement influençable et sous l'emprise d'un garçon plus âgé que lui, Devon, tatoué, vendeur de drogue occasionnel et qui ne se séparait jamais d'un pistolet rangé dans son caleçon et qu'il aimait exhiber à l'abri d'une ruelle.

Oncle Saul connaissait Woody pour avoir dû intervenir à plusieurs reprises pour lui. C'était un enfant adorable et poli, mais comme il passait son temps à se battre, il finissait régulièrement par se faire ramasser par une patrouille. Oncle Saul l'aimait bien parce qu'il se battait toujours pour une cause noble : une mamie qu'on avait insultée, un ami dans le pétrin, l'un de ses camarades de foyer plus petit qu'on rackettait ou qu'on bousculait, et le voilà qui allait rendre la justice avec ses poings. Chaque fois qu'il avait dû intervenir en sa faveur, Oncle Saul était parvenu à convaincre les policiers de relâcher Woody sans entamer une procédure. Jusqu'au soir où Artie Crawford, le directeur du foyer, lui téléphona relativement tard pour l'informer que Woody avait de nouveau des ennuis et que, cette fois-ci, c'était très grave : il avait frappé un policier.