« Marcus, dit-elle, je ne peux pas croire que ce soit toi. »
A moins de vivre dans une grotte, vous avez forcément entendu parler d'Alexandra Neville, la chanteuse et musicienne la plus en vue de ces dernières années. Elle était l'idole que la nation avait attendue depuis très longtemps, celle qui avait redressé l'industrie du disque. Ses trois albums s'étaient écoulés à 20 millions d'exemplaires ; elle se trouvait, pour la deuxième année de suite, parmi les personnalités les plus influentes sélectionnées par le magazine Time et sa fortune personnelle était estimée à 150 millions de dollars. Elle était adorée du public, adulée par la critique. Les plus jeunes l'aimaient, les plus vieux l'aimaient. Tout le monde l'aimait, au point qu'il me semblait que l'Amérique ne connaissait plus que ces quatre syllabes qu'elle scandait avec amour et ferveur. A-lex-an-dra.
Elle était en couple avec un joueur de hockey originaire du Canada, Kevin Legendre, qui justement apparut derrière elle.
— Vous avez retrouvé Duke ! On le cherchait depuis hier ! Alex était dans tous ses états. Merci !
Il me tendit la main pour me saluer. Je vis son biceps se contracter tandis qu'il me broyait les phalanges. Je n'avais vu Kevin que dans les tabloïds, qui ne se lassaient pas de commenter sa relation avec Alexandra. Il était d'une beauté insolente. Plus encore que sur les photos. Il me dévisagea un instant d'un air curieux et me dit :
— Je vous connais, non ?
— Je m'appelle Marcus. Marcus Goldman.
— L'écrivain, c'est ça ?
— Exact.
— J'ai lu votre dernier bouquin. C'est Alexandra qui m'a conseillé de le lire, elle aime beaucoup ce que vous faites.
Je ne pouvais pas croire à cette situation. Je venais de retrouver Alexandra, chez son fiancé. Kevin, qui n'avait pas compris ce qui se passait, me proposa de rester pour le dîner, ce que j'acceptai volontiers.
Nous fîmes griller d'énormes steaks sur un barbecue gigantesque installé sur la terrasse. Je n'avais pas suivi les derniers développements de la carrière de Kevin : je le croyais toujours défenseur pour les Prédateurs de Nashville, mais il avait été recruté par l'équipe des Panthères de Floride durant les transferts estivaux. Cette maison était la sienne. Il habitait désormais à Boca Raton et Alexandra avait profité d'une pause dans l'enregistrement de son prochain disque pour venir lui rendre visite.
Ce n'est qu'à la fin du dîner que Kevin réalisa qu'Alexandra et moi nous connaissions bien.
— Tu es de New York ? me demanda-t-il.
— Oui. J'habite là-bas.
— Qu'est-ce qui t'amène en Floride ?
— J'ai pris l'habitude de venir ici depuis quelques années. Mon oncle habitait à Coconut Grove, je lui rendais souvent visite. Je viens d'acheter une maison à Boca Raton, pas loin d'ici. Je voulais un endroit calme pour écrire.
— Comment va ton oncle ? demanda Alexandra. Je ne savais pas qu'il avait quitté Baltimore.
J'éludai sa question et me contentai de répondre :
— Il a quitté Baltimore après le Drame.
Kevin nous pointa du bout de sa fourchette sans même s'en rendre compte.
— Est-ce que je rêve ou vous vous connaissez tous les deux ? demanda-t-il.
— J'ai vécu quelques années à Baltimore, expliqua Alexandra.
— Et une partie de ma famille vivait à Baltimore, poursuivis-je. Mon oncle justement, avec sa femme et mes cousins. Ils habitaient le même quartier qu'Alexandra et sa famille.
Alexandra jugea bon de ne pas donner plus de détails et nous changeâmes de sujet. Après le repas, comme j'étais venu à pied, elle proposa de me raccompagner chez moi. Seul dans la voiture avec elle, je sentis bien qu'il y avait de la gêne entre nous. Je finis par dire :
— C'est fou, il fallait que ton chien débarque chez moi…
— Il s'enfuit souvent, répondit-elle.
J'eus le mauvais goût de vouloir plaisanter.
— Peut-être qu'il n'aime pas Kevin.
— Ne commence pas, Marcus.
Son ton était cassant.
— Ne sois pas comme ça, Alex…
— Pas comment ?
— Tu sais très bien ce que je veux dire.
Elle s'arrêta net au milieu de la route et planta ses yeux dans les miens.
— Pourquoi tu m'as fait ça, Marcus ?
J'eus de la peine à soutenir son regard. Elle s'écria :
— Tu m'as abandonnée !
— Je suis désolé. J'avais mes raisons.
— Tes raisons ? Tu n'avais aucune raison de tout foutre en l'air !
— Alexandra, ils… Ils sont morts !
— Alors quoi, c'est de ma faute ?
— Non, répondis-je. Je regrette. Je regrette tout.
Il y eut un silence pesant. Les seuls mots que je prononçai furent pour la guider jusque chez moi. Une fois arrivée devant la maison, elle me dit :
— Merci pour Duke.
— Ça me ferait plaisir de te revoir.
— Je pense que c'est mieux si on en reste là. Ne reviens pas, Marcus.
— Chez Kevin ?
— Dans ma vie. Ne reviens pas dans ma vie, s'il te plaît.
Elle repartit.
Je n'avais pas le cœur à rentrer chez moi. J'avais les clés de ma voiture dans ma poche et je décidai d'aller faire un tour. Je roulai jusqu'à Miami et, sans réfléchir, je traversai la ville jusqu'au quartier tranquille de Coconut Grove et me garai devant la maison de mon oncle. Il faisait doux dehors et je sortis de ma voiture. Je m'adossai contre la carrosserie et restai très longtemps à contempler la maison. J'avais l'impression qu'il était là, que je pouvais sentir sa présence. J'avais envie de retrouver mon oncle Saul, et il n'existait qu'un seul moyen pour y parvenir. L'écrire.
Saul Goldman était le frère de mon père. Avant le Drame, avant les événements que je m'apprête à vous raconter, il était, pour reprendre les termes de mes grands-parents, un homme très important. Avocat, il dirigeait l'un des cabinets les plus réputés de Baltimore, et son expérience l'avait amené à intervenir dans des dossiers célèbres à travers tout le Maryland. L'affaire Dominic Pernell, c'était lui. L'affaire Ville de Baltimore contre Morris, c'était lui. L'affaire des ventes illégales de Sunridge, c'était lui. À Baltimore, tout le monde le connaissait. Il apparaissait dans les journaux, à la télévision, et je me souviens combien, jadis, je trouvais tout cela très impressionnant. Il avait épousé son amour de jeunesse, celle qui était devenue pour moi Tante Anita. Elle était, à mes yeux d'enfant, la plus belle des femmes et la plus douce des mères. Médecin, elle était l'un des pontes du service d'oncologie de l'hôpital Johns Hopkins, l'un des plus réputés du pays. Ils avaient eu ensemble un fils merveilleux, Hillel, un garçon bienveillant et doté d'une intelligence hautement supérieure, qui, à quelques mois près, avait exactement mon âge et avec qui j'entretenais des liens d'ordre fraternel.
Les plus grands moments de ma jeunesse furent ceux passés avec eux, et longtemps la seule évocation de leur nom me rendit fou de fierté et de bonheur. De toutes les familles que j'avais connues jusqu'alors, de toutes les personnes que j'avais pu rencontrer, ils m'étaient apparus comme supérieurs : plus heureux, plus accomplis, plus ambitieux, plus respectés. Longtemps, la vie allait me donner raison. Ils étaient des êtres d'une autre dimension. J'étais fasciné par la facilité avec laquelle ils traversaient la vie, ébloui par leur rayonnement, subjugué par leur aisance. J'admirais leur allure, leurs biens, leur position sociale. Leur immense maison, leurs voitures de luxe, leur résidence d'été dans les Hamptons, leur appartement à Miami, leurs traditionnelles vacances de ski en mars à Whistler, en Colombie-Britannique. Leur simplicité, leur bonheur. Leur gentillesse à mon égard. Leur supériorité magnifique qui vous faisait naturellement les admirer. Ils n'attiraient pas la jalousie : ils étaient trop inégalables pour être enviés. Ils avaient été bénis par les dieux. Longtemps, je crus qu'il ne leur arriverait jamais rien. Longtemps, je crus qu'ils seraient éternels.