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2.

Le lendemain de ma rencontre fortuite avec Alexandra, je passai la journée enfermé dans mon bureau. Ma seule sortie avait eu lieu dans la fraîcheur de l'aube pour un jogging au bord du lac.

Sans savoir encore ce que j'allais en faire, je m'étais mis en tête de retracer sous forme de notes les éléments marquants de l'histoire des Goldman-de-Baltimore. J'avais commencé par dessiner un arbre généalogique de notre famille, avant de réaliser qu'il fallait y ajouter quelques explications, notamment au sujet des origines de Woody. L'arbre avait rapidement pris l'allure d'une forêt de commentaires marginaux et je m'étais dit que, par souci de clarté, il valait mieux tout retranscrire sur des fiches. Posée devant moi, il y avait cette photo retrouvée deux années auparavant par mon oncle Saul. C'était une image de moi, dix-sept ans plus tôt, entouré des trois êtres que j'ai le plus aimés : mes cousins adorés, Hillel et Woody, et Alexandra. Elle avait envoyé une copie du cliché à chacun de nous et elle avait écrit au dos :

JE VOUS AIME, LES GOLDMAN.

À cette époque, elle avait dix-sept ans, mes cousins et moi en avions tout juste quinze. Elle avait déjà toutes les qualités qui allaient la faire aimer de millions de personnes, mais nous n'avions pas à la partager. Cette photo me replongeait dans les méandres de notre jeunesse perdue, bien avant que je perde mes cousins, bien avant que je devienne l'étoile montante de la littérature américaine, et surtout bien avant qu'Alexandra Neville devienne l'immense vedette qu'elle est aujourd'hui. Bien avant que l'Amérique tout entière ne tombe amoureuse de sa personnalité, de ses chansons, bien avant qu'elle ne bouleverse, album après album, des millions de fans. Bien avant ses tournées, bien avant de devenir l'icône que la nation avait attendue depuis si longtemps.

En début de soirée, Leo, fidèle à ses habitudes, vint sonner à ma porte.

— Tout va bien, Marcus ? Je n'ai plus eu de vos nouvelles depuis hier. Avez-vous retrouvé le propriétaire du chien ?

— Oui. C'est le nouveau petit copain d'une fille que j'ai aimée pendant des années. Il en fut tout étonné.

— Le monde est petit, me dit-il. Comment s'appelle-t-elle ?

— Vous ne me croirez pas. Alexandra Neville.

— La chanteuse ?

— Elle-même.

— Vous la connaissez ?

Je partis chercher la photo et la lui tendis.

— C'est Alexandra ? demanda Leo en la pointant du doigt.

— Oui. À l'époque où nous étions des adolescents heureux.

— Et qui sont les autres garçons ?

— Mes cousins de Baltimore et moi.

— Que sont-ils devenus ?

— C'est une longue histoire…

Leo et moi jouâmes aux échecs jusque tard ce soir-là. J'étais content qu'il soit venu me divertir : cela me permit de penser à autre chose qu'à Alexandra durant quelques heures. J'étais très troublé de l'avoir revue. Pendant toutes ces années, je n'avais jamais pu l'oublier.

Le lendemain, je ne pus m'empêcher de retourner à proximité de la maison de Kevin Legendre. Je ne sais pas ce que j'espérais. Sans doute la croiser. Lui parler encore. Mais elle serait furieuse que je sois revenu. J'étais garé dans un chemin parallèle à leur propriété, lorsque je vis du mouvement dans la haie. Je regardai attentivement, intrigué, et vis soudain ce brave Duke sortir d'entre les buissons. Je descendis de voiture et l'appelai doucement. Il se souvenait bien de moi et accourut pour se faire caresser. Une idée absurde me vint à l'esprit et je ne pus la refréner. Et si Duke était un moyen de renouer avec Alexandra ? J'ouvris le coffre de la voiture, et il accepta docilement de monter. Il était en confiance. Je partis rapidement et rentrai chez moi. Il connaissait la maison. Je m'installai à mon bureau, il se coucha à côté de moi, et me tint compagnie pendant que je me replongeais dans l'histoire des Goldman-de-Baltimore.

*

La dénomination « Goldman-de-Baltimore » était le pendant de ce que nous étions, mes parents et moi, au regard de notre domiciliation : les Goldman-de-Montclair, New Jersey. Avec le temps et les raccourcis de langage, ils étaient devenus les Baltimore, et nous, les Montclair. Les inventeurs de ces appellations étaient les grands-parents Goldman qui, dans le souci de clarifier leurs conversations, avaient naturellement divisé nos familles en deux entités géographiques. Cela leur permettait de dire, par exemple, lorsque nous nous rendions tous en Floride où ils habitaient, à l'occasion des fêtes de fin d'année : « Les Baltimore arrivent samedi et les Montclair dimanche. » Mais ce qui n'avait été au début qu'une façon tendre de nous identifier avait fini par devenir l'expression de la supériorité des Goldman-de-Baltimore jusqu'au sein de leur propre clan. Les faits parlaient d'eux-mêmes : les Baltimore étaient un avocat marié à un médecin, et leur fils était dans la meilleure école privée de la ville. Du côté des Montclair, mon père était ingénieur, ma mère vendeuse dans la succursale du New Jersey d'une enseigne new-yorkaise de vêtements chics et moi, un brave élève du système public.

Dans la prononciation du lexique familial, mes grands-parents avaient fini par associer dans leurs intonations les sentiments privilégiés qu'ils éprouvaient pour la tribu des Baltimore : au sortir de leur bouche, le mot « Baltimore » semblait avoir été coulé dans de l'or, tandis que « Montclair » était dessiné avec du jus de limaces. Les compliments étaient pour les Baltimore, les blâmes pour les Montclair. Si leur téléviseur ne fonctionnait pas, c'est parce que je l'avais déréglé et si le pain n'était pas frais c'est parce que c'était mon père qui l'avait acheté. Les miches qu'Oncle Saul rapportait étaient, elles, d'une exceptionnelle qualité, et si le téléviseur fonctionnait à nouveau c'est parce qu'Hillel l'avait certainement réparé. Même à situation égale, les traitements ne l'étaient pas : que l'une de nos familles soit en retard pour le dîner, et mes grands-parents, si c'était les Baltimore, de décréter que les pauvres avaient été pris dans les bouchons. Mais que ce soit les Montclair, et voilà qu'ils se plaignaient de nos prétendus retards systématiques. En toutes circonstances, Baltimore était la capitale du beau, Montclair celle du peut-mieux-faire. Le plus fin caviar de Montclair ne vaudrait jamais une bouchée de choux putrides de Baltimore. Et dans les restaurants et les centres commerciaux où nous déambulions tous ensemble, lorsque nous croisions des connaissances de mes grands-parents, Grand-mère faisait les présentations : « Voici mon fils Saul, c'est un grand avocat. Sa femme, Anita, qui est un médecin important à Johns Hopkins, et leur fils Hillel, qui est un petit génie. » Chacun des Baltimore recevait alors une poignée de main et une courbette. Puis Grand-mère poursuivait son récital en nous désignant, mes parents et moi, d'un vague signe du doigt : « Et voici mon fils cadet et sa famille. » Et nous recevions un signe de la tête assez similaire à celui dont on gratifierait un voiturier ou un employé de maison.

La seule égalité parfaite entre les Goldman-de-Baltimore et les Goldman-de-Montclair résida, durant les primes années de ma jeunesse, en notre nombre : nos deux familles étaient chacune composée de trois membres. Mais si l'état civil recensait officiellement les Goldman-de-Baltimore au nombre de trois, ceux qui les ont bien connus vous diront qu'ils étaient quatre. Car très rapidement, mon cousin Hillel, avec qui je partageais jusque-là la tare d'être enfant unique, eut le privilège de voir la vie lui prêter un frère. À la suite des événements que je détaillerai tout à l'heure, on le vit bientôt, en toutes circonstances, accompagné d'un ami dont on aurait pu croire qu'il était imaginaire si on ne le connaissait pas : Woodrow Finn — Woody, ainsi que nous l'appelions —, plus beau, plus grand, plus fort, capable de tout, attentionné et toujours présent lorsque l'on avait besoin de lui.