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La traversée d'Oak Park avec Tante Anita déclenchait en moi la seconde phase de ma transformation : elle me faisait me sentir supérieur. Tout me paraissait évident : la voiture, le quartier, ma présence. Les agents de la patrouille d'Oak Park avaient pour coutume de saluer les habitants d'un geste de la main rapide en les croisant, et les habitants y répondaient. Un signe de la main pour confirmer que tout allait bien et que la tribu des riches pouvait se promener en confiance. À la première patrouille que nous croisions, l'agent faisait un signe, Anita répondait et je m'empressais de faire de même. J'étais l'un des leurs à présent. Arrivés à leur maison, Tante Anita klaxonnait deux fois pour nous annoncer, avant d'actionner une télécommande qui ouvrait les deux mâchoires d'acier du portail. Elle pénétrait dans l'allée et entrait dans le garage de quatre places. J'étais à peine descendu que la porte d'accès à la maison s'ouvrait dans un fracas joyeux et les voilà qui déboulaient et couraient vers moi en poussant des cris excités, Woody et Hillel, ces frères que la vie n'avait jamais voulu me donner. J'entrais chaque fois dans la maison avec un regard émerveillé : tout était beau, luxueux, colossal. Leur garage était grand comme notre salon. Leur cuisine grande comme notre maison. Leurs salles de bains grandes comme nos chambres et leurs chambres en nombre suffisant pour abriter plusieurs de nos générations.

Chaque nouveau séjour là-bas surpassait le précédent et ne faisait qu'augmenter davantage mon admiration pour mon oncle et ma tante, et surtout la chimie parfaite du Gang qu'Hillel, Woody et moi formions. Ils étaient comme mon sang, comme ma chair. Nous aimions les mêmes sports, les mêmes acteurs, les mêmes films, les mêmes filles, et ce, non pas par consensus ou concertation, mais parce que chacun de nous était l'extension de l'autre. Nous défiions la nature et la science : les arbres de nos ancêtres ne partageaient pas le même tronc, mais nos séquences génétiques suivaient pourtant les mêmes tortillons. Nous allions parfois rendre visite au père de Tante Anita, qui vivait dans une résidence pour personnes âgées — la « Maison des morts », ainsi que nous l'appelions —, et je me souviens que ses amis un peu séniles et à la mémoire effilochée posaient sans cesse des questions sur l'identité de Woody, nous confondant les uns les autres. Ils le désignaient de leurs doigts tordus et posaient sans gêne l'éternelle question : « Celui-là, c'est un Goldman-de-Baltimore ou un Goldman-de-Montclair ? » Si c'était Tante Anita qui répondait, elle leur expliquait, la voix débordant de tendresse : « C'est Woodrow, l'ami d'Hill'. C'est ce gamin qu'on a recueilli. Il est tellement gentil. » Avant de dire ça, elle vérifiait toujours que Woody n'était plus dans la même pièce, pour ne pas le heurter, même si au son de sa voix on comprenait immédiatement qu'elle était prête à l'aimer comme son propre fils. À la même question, Woody, Hillel et moi avions une réponse qui nous semblait plus proche de la réalité. Et lorsque, pendant ces hivers, dans ces couloirs où flottaient les drôles d'odeurs de la vieillesse, ces mains fripées nous retenaient par nos vêtements et nous sommaient de décliner nos noms pour combler l'inévitable érosion de leurs cerveaux malades, nous répondions : « Je suis l'un des trois cousins Goldman. »

*

Je fus interrompu au milieu de l'après-midi par mon voisin Leo Horowitz. Il était inquiet de ne pas m'avoir aperçu de la journée et venait s'assurer que tout allait bien.

— Tout va bien, Leo, le rassurai-je depuis le pas de la porte.

Il dut trouver étrange que je ne le fasse pas entrer et se douta que je lui cachais quelque chose. Il insista :

— Vous êtes certain ? demanda-t-il encore d'un ton curieux.

— Absolument. Rien de spécial. Je travaille.

Il vit soudain apparaître derrière moi Duke qui s'était réveillé et voulait voir ce qui se passait. Leo ouvrit de grands yeux.

— Marcus, que fait ce chien chez vous ?

Je baissai la tête, honteux.

— Je l'ai emprunté.

— Vous avez quoi ?

Je lui fis signe d'entrer rapidement et je fermai la porte derrière lui. Personne ne devait voir ce chien chez moi.

— Je voulais aller voir Alexandra, expliquai-je. Et j'ai vu le chien qui sortait de la propriété. Je me suis dit que je pourrais l'amener ici, le garder pour la journée et le ramener ce soir en faisant croire qu'il était venu chez moi de son propre chef.

— Vous êtes tombé sur la tête, mon pauvre ami. C'est un vol au sens propre du terme.

— C'est un emprunt, je n'ai pas l'intention de le garder. J'en ai juste besoin quelques heures.

Leo, tout en m'écoutant, se dirigea vers la cuisine, se servit sans rien demander d'une bouteille d'eau dans le frigo et s'assit au comptoir. Il était enchanté de la tournure inhabituellement distrayante que prenait sa journée. Il me suggéra d'un air radieux :

— Et si nous commencions par faire une petite partie d'échecs ? Ça vous détendrait.

— Non, Leo, je n'ai vraiment pas le temps pour ça maintenant.

Il se rembrunit et revint au chien qui lapait bruyamment de l'eau dans une casserole posée sur le sol.

— Alors expliquez-moi, Marcus : pourquoi avez-vous besoin de ce chien ?

— Pour avoir une bonne raison de retourner voir Alexandra.

— Ça, je l'ai bien compris. Mais pourquoi vous faut-il une raison d'aller la voir ? Ne pouvez-vous pas simplement passer lui dire bonjour comme une personne civilisée, au lieu de kidnapper son chien ?

— Elle m'a demandé de ne pas la recontacter.

— Pourquoi a-t-elle fait cela ?

— Parce que je l'ai quittée. Il y a huit ans.

— Diable. Effectivement, ce n'était pas très gentil de votre part. Vous ne l'aimiez plus ?

— Au contraire.

— Mais vous l'avez quittée.

— Oui.

— Pourquoi ?

— À cause du Drame.

— Quel Drame ?

— C'est une longue histoire.

*

Baltimore.

Années 1990.

Les moments de bonheur avec les Goldman-de-Baltimore étaient contrebalancés deux fois par an, lorsque nos deux familles se réunissaient : à Thanksgiving, chez les Baltimore, et pour les vacances d'hiver à Miami, en Floride, chez nos grands-parents. À mes yeux, plus qu'à des retrouvailles, ces rendez-vous familiaux s'apparentaient à des matchs de football. D'un côté du terrain, les Montclair, de l'autre les Baltimore, et au centre, les grands-parents Goldman, qui officiaient en tant qu'arbitres et comptaient les buts.

Thanksgiving marquait le sacre annuel des Baltimore. La famille se réunissait dans leur immense et luxueuse maison d'Oak Park et tout y était parfait, du début à la fin. Je dormais pour mon plus grand bonheur dans la chambre d'Hillel, et Woody, qui occupait la chambre voisine, traînait son matelas dans la nôtre pour que nous ne soyons pas séparés, même dans notre sommeil. Mes parents occupaient l'une des trois chambres d'amis avec salle de bains, et mes grands-parents l'autre.

C'était Oncle Saul qui allait chercher mes grands-parents à l'aéroport, et pendant la première demi-heure qui suivait leur arrivée chez les Baltimore, la conversation tournait autour du confort de sa voiture. « Si vous voyiez ça, s'exclamait Grand-mère, c'est vraiment épatant ! Vous avez de la place pour les jambes, comme nulle part ! Je me souviens être montée dans ta voiture, Nathan [mon père], en me disant : plus jamais ! Et puis sale, mon Dieu ! Qu'est-ce que ça coûte de passer un coup d'aspirateur ? Celle de Saul est comme neuve. Le cuir des sièges est parfait, on sent qu'elle est entretenue avec beaucoup de soin. » Puis, quand elle n'avait plus rien à dire sur la voiture, elle s'extasiait à propos de la maison. Elle en explorait les couloirs comme si c'était sa première visite et s'émerveillait du bon goût de la décoration, de la qualité des meubles, du chauffage au sol, de la propreté, des fleurs, des bougies qui embaumaient les pièces.