Dans le patrimoine des Baltimore, un seul endroit échappait à la contamination des Montclair : la maison de vacances des Hamptons où mes parents avaient le bon goût de ne s'être jamais rendus — du moins en ma présence. Pour qui ne sait pas ce que sont devenus les Hamptons depuis les années 1980, il s'agissait d'un coin tranquille et modeste du bord de l'océan aux portes de la ville de New York, transformé en l'un des lieux de villégiature les plus huppés de la côte Est. La maison des Hamptons avait ainsi connu plusieurs vies successives et Oncle Saul ne se lassait jamais de raconter comment, lorsqu'il avait acheté pour une bouchée de pain cette petite bicoque en bois à East Hampton, tout le monde s'était moqué de lui en affirmant que c'était le pire investissement qu'il ait pu faire. C'était sans compter le boom de Wall Street des années 1980, qui annonçait le début de l'âge d'or d'une génération de traders : les nouvelles fortunes avaient pris d'assaut les Hamptons, la région s'était soudain embourgeoisée et la valeur de l'immobilier avait décuplé.
J'étais trop petit pour m'en souvenir, mais on m'a raconté qu'à mesure qu'Oncle Saul avait gagné des procès, la maison s'était vue légèrement améliorée jusqu'au jour où elle avait été rasée pour laisser place à une nouvelle maison, magnifique et pleine de charme et de confort. Spacieuse, lumineuse, savamment couverte de lierre, avec, à l'arrière, une terrasse entourée de buissons d'hortensias bleus et blancs, une piscine et un kiosque recouvert d'aristoloche sous lequel nous prenions nos repas.
Après Baltimore et Miami, les Hamptons étaient la conclusion du triptyque géographique annuel du Gang des Goldman. Chaque année, mes parents m'autorisaient à aller y passer le mois de juillet. C'est là-bas, dans la maison de vacances de mon oncle et ma tante, que j'ai passé les étés les plus heureux de ma jeunesse en compagnie de Woody et Hillel. C'est également là-bas que se plantèrent les graines du Drame qui allait les frapper. Je garde malgré tout de ces séjours le souvenir du bonheur le plus absolu. De ces étés bénis, je me souviens de jours tous identiques où flottait le parfum de l'immortalité. Ce que nous faisions là-bas ? Nous vivions notre jeunesse triomphale. Nous allions dompter l'océan. Nous chassions les filles comme des papillons. Nous allions pêcher. Nous allions nous trouver des rochers pour sauter dans l'océan et nous mesurer à la vie.
L'endroit que nous préférions parmi tous était la propriété d'un couple adorable, Seth et Jane Clark, des gens relativement âgés, sans enfants, très riches — je crois que lui possédait un fonds d'investissement à New York —, avec qui Oncle Saul et Tante Anita s'étaient liés au fil des années. Leur propriété, baptisée Le Paradis sur Terre, se trouvait à un mile de chez les Baltimore. C'était un endroit fabuleux : je me rappelle le parc verdoyant, les arbres de Judée, les massifs de rosiers et la fontaine en cascade. À l'arrière de la maison, une piscine surplombait une plage privée de sable blanc. Les Clark nous laissaient jouir de leur propriété autant que nous le voulions, et nous étions sans cesse fourrés chez eux, à sauter dans la piscine ou nager dans l'océan. Il y avait même un petit canot accroché à un ponton en bois que nous utilisions de temps en temps pour explorer la baie. Pour remercier les Clark de leur gentillesse, nous leur rendions fréquemment de menus services, essentiellement des travaux de jardin, domaine dans lequel nous excellions pour des raisons que j'expliquerai tout à l'heure.
Dans les Hamptons, nous perdions le compte des dates et des jours. Peut-être est-ce ce qui m'a trompé : cette impression que tout durerait toujours. Que nous durerions toujours. Comme si dans cet endroit magique, dans les rues et les maisons, les gens pouvaient échapper au temps et à ses dégâts.
Je me souviens de la table sur la terrasse de la maison où Oncle Saul organisait ce qu'il appelait son « bureau ». Juste à côté de la piscine. Après le petit déjeuner, il y installait ses dossiers, il tirait le téléphone jusque-là, et il travaillait au moins jusqu'à la mi-journée. Sans trahir le secret professionnel, il nous parlait des affaires sur lesquelles il travaillait. J'étais fasciné par ses explications. Nous lui demandions comment il comptait gagner et il nous répondait : « Je vais gagner parce que je le dois. Les Goldman ne perdent jamais. » Il nous demandait comment nous ferions à sa place. Nous nous imaginions alors tous les trois grands hommes de loi et nous beuglions toutes les idées qui nous passaient par la tête. Il souriait, nous disait que nous ferions de très bons avocats et que nous pourrions un jour tous travailler dans son cabinet. Cette seule évocation me faisait rêver.
Quelques mois plus tard, de passage à Baltimore, je découvrais les coupures de presse relatant ces procès préparés dans les Hamptons et que Tante Anita conservait précieusement. Oncle Saul avait gagné. Toute la presse parlait de lui. Je me souviens encore de certains titres :
Il n'avait pour ainsi dire jamais perdu une affaire. Et les découvertes de ces victoires renforçaient encore la passion que j'éprouvais pour lui. Il était le plus grand des oncles et le plus grand des avocats.
C'était le début de la soirée lorsque je réveillai Duke en pleine sieste pour le ramener chez lui. Il se trouvait bien chez moi et me fit comprendre qu'il n'avait pas particulièrement envie de bouger. Je dus le traîner jusqu'à ma voiture garée devant la maison puis le porter pour le mettre dans le coffre. Leo m'observait, amusé, depuis le porche de sa maison. « Bonne chance, Marcus, je suis certain que si elle ne veut plus vous voir, ça veut dire qu'elle vous aime bien. » Je roulai jusqu'à la maison de Kevin Legendre et sonnai à l'interphone.
3.
Coconut Grove, Floride.
Juin 2010. Six ans après le Drame.
C'était l'aube. J'étais installé sur la terrasse de la maison où vivait désormais mon oncle, à Coconut Grove. Il y avait déjà quatre ans qu'il s'était installé ici.
Il arriva sans faire de bruit et je sursautai lorsqu'il me dit :
— Déjà debout ?
— Bonjour, Oncle Saul.
Il tenait deux tasses de café et en déposa une devant moi. Il remarqua mes feuillets annotés. J'étais en train d'écrire.
— Quel est le sujet de ton nouveau roman, Markie ?
— Je ne peux pas te le dire, Oncle Saul. Tu m'as déjà posé cette question hier.
Il sourit. Me regarda écrire un moment. Puis, avant de partir, alors qu'il rentrait sa chemise dans son pantalon et serrait sa ceinture, il me demanda d'un air solennel :
— Un jour je serai dans un de tes livres, hein ?
— Bien sûr, lui répondis-je.
Mon oncle avait quitté Baltimore en 2006, deux ans après le Drame, pour venir vivre dans cette maison petite mais cossue du quartier de Coconut Grove, au sud de Miami. Il y avait une petite terrasse sur le devant, entourée de manguiers et d'avocatiers, chaque année plus chargés de fruits, et qui apportaient, lors des pics de chaleur, une fraîcheur bienfaisante.
Le succès de mes romans m'offrait la liberté de venir retrouver mon oncle autant que je le voulais. La plupart du temps, je m'y rendais en voiture. Je quittais New York sur un coup de tête : je prenais la décision parfois le matin même. J'entassais quelques affaires dans un sac que je jetais sur la banquette arrière, et je partais. J'empruntais l'autoroute I-95, je roulais jusqu'à Baltimore et je continuais ma descente vers le Sud, jusqu'en Floride. La route prenait deux jours entiers, avec un arrêt à mi-chemin vers Beaufort, en Caroline du Sud, dans un hôtel où j'avais désormais mes habitudes. Si c'était l'hiver, je quittais New York balayée par les vents polaires, ma voiture battue par la neige, vêtu d'un pull épais, un café brûlant dans une main, le volant dans l'autre. Le temps de descendre la Côte et j'arrivais dans une Miami brûlant sous 30 degrés, où les promeneurs, en t-shirts, se prélassaient sous le soleil éclatant de l'hiver tropical.