Parfois je prenais l'avion et louais une voiture à l'aéroport de Miami. La durée du voyage s'en trouvait divisée par dix, mais la puissance du sentiment qui m'envahissait en arrivant chez lui était moindre. L'avion grevait ma liberté des horaires des vols, des réglementations des compagnies aériennes, des queues interminables et de l'attente vaine suscitée par les procédures de sécurité auxquelles les aéroports s'étaient condamnés depuis les attentats du 11 Septembre. En revanche, la sensation de liberté que j'éprouvais lorsque, la veille au matin, j'avais décidé de monter simplement dans ma voiture et de rouler sans m'arrêter en direction du Sud, était quasi totale. Je partais quand je voulais, je m'arrêtais quand je voulais. Je devenais maître du rythme et du temps. Au fil de ces milliers de miles d'autoroute que je connaissais à présent par cœur, je ne me lassais jamais de la beauté du paysage et ne cessais de m'émerveiller de la taille de ce pays, qui semblait ne jamais se terminer. Et enfin c'était la Floride, puis Miami, puis Coconut Grove, puis sa rue. Lorsque j'arrivais devant sa maison, je le trouvais installé sous le porche. Il m'attendait. Sans que je lui aie annoncé ma venue, il m'attendait. Fidèlement.
Je me trouvais à Coconut Grove depuis deux jours. J'étais venu, comme à chaque fois, à l'improviste et lorsqu'il m'avait vu débarquer, mon oncle Saul, fou de joie que je vienne rompre sa solitude, m'avait pris dans ses bras. J'avais serré fort contre mon torse cet homme vaincu par la vie. J'avais caressé du bout des doigts l'étoffe de ses chemises bon marché et, fermant les yeux, j'avais respiré son parfum agréable qui était la seule chose qui n'avait pas changé. Et en retrouvant cette odeur, je m'étais imaginé sur la terrasse de sa luxueuse maison de Baltimore, ou sous le porche de sa maison d'été des Hamptons, du temps de la gloire. Je m'étais imaginé ma magnifique tante Anita à côté de lui, et Woody et Hillel, mes deux cousins merveilleux. À travers une seule bouffée de son odeur, j'étais retourné dans les tréfonds de mes souvenirs, dans le quartier d'Oak Park, et j'avais revécu, l'espace d'un instant, le bonheur de les avoir côtoyés.
À Coconut Grove, je passais mes journées à écrire. C'était l'endroit où je me sentais suffisamment au calme pour travailler. Je réalisais que si je vivais à New York, je n'y avais jamais véritablement écrit. J'avais toujours eu besoin d'aller ailleurs, de m'isoler. Je travaillais sur sa terrasse lorsqu'il faisait doux, ou, s'il faisait trop chaud, dans la fraîcheur de l'air conditionné dans le bureau qu'il avait aménagé spécialement pour moi dans la chambre d'amis.
En général, en fin de matinée, je faisais une pause et je passais au supermarché pour lui dire bonjour. Il aimait que je vienne le trouver au supermarché. Au début, ce fut difficile pour moi : j'étais gêné. Mais je savais combien cela lui faisait plaisir que je vienne au magasin. Chaque fois que j'arrivais au supermarché, je ressentais un petit pincement au cœur. Les portes automatiques s'ouvraient devant moi et je le voyais, à la caisse, affairé à répartir les achats des clients dans des sacs selon leur poids et leur nature plus ou moins périssable. Il portait le tablier vert des employés sur lequel était accroché un pin's avec son prénom écrit dessus, Saul. J'entendais les clients lui dire : « Merci beaucoup, Saul. Passez une bonne journée. » Il était toujours jovial, d'humeur égale. J'attendais qu'il ne soit plus occupé pour signaler ma présence et je voyais son visage s'illuminer. « Markie ! » s'écriait-il joyeusement à chaque fois comme si c'était ma première visite.
Il disait à la caissière à côté de lui : « Regarde, Lindsay, c'est mon neveu Marcus. »
La caissière me regardait comme un animal curieux et me disait :
— C'est toi l'écrivain célèbre ?
— C'est lui ! répondait mon oncle à ma place comme si j'étais le président des États-Unis.
Elle me faisait une sorte de révérence et promettait de lire mon livre.
Les employés du supermarché aimaient bien mon oncle et, lorsque j'arrivais, il trouvait toujours quelqu'un pour le remplacer. Il m'emmenait alors à travers les rayons faire la tournée de ses collègues. « Tout le monde veut te dire bonjour, Markie. Certains ont apporté leur livre pour que tu le leur signes. Ça ne te dérange pas ? » Je m'exécutais toujours volontiers, puis nous finissions notre visite par le comptoir de café et de jus derrière lequel se tenait un garçon que mon oncle avait pris en affection, un Noir grand comme une montagne et doux comme une femme, qui s'appelait Sycomorus.
Sycomorus avait à peu près mon âge. Il rêvait d'être chanteur et attendait la gloire en pressant à la demande des jus de légumes revitalisants. Dès qu'il en avait l'occasion, il s'enfermait dans la salle de repos et se filmait avec son téléphone portable en fredonnant des airs à la mode et en claquant des doigts, puis il partageait ses vidéos sur les réseaux sociaux pour attirer l'attention du reste du monde sur son talent. Il rêvait de participer à un télé-crochet intitulé Chante ! et diffusé sur une chaîne nationale, dans lequel s'affrontaient des chanteurs qui espéraient percer et devenir célèbres.
En ce début du mois de juin 2010, Oncle Saul l'aidait à remplir des formulaires de participation pour déposer sa candidature à l'émission sous forme d'un enregistrement vidéo. Il était question de décharge et de droit à l'image, et Sycomorus n'y comprenait rien. Ses parents étaient très soucieux qu'il devienne célèbre. N'ayant visiblement rien de mieux à faire, ils occupaient leur journée en venant rendre visite à leur garçon sur son lieu de travail pour s'inquiéter de son avenir. Ils étaient accrochés au comptoir des jus et, entre deux clients, le père houspillait son fils et la mère jouait les médiateurs.
Le père était un joueur de tennis raté. La mère aurait rêvé de devenir actrice. Le père avait voulu que Sycomorus soit champion de tennis. La mère aurait voulu qu'il soit un grand acteur. À l'âge de six ans, il était un forçat des courts et avait tourné dans une publicité pour un yaourt. À l'âge de huit ans, il vomissait le tennis et se promettait de ne plus jamais toucher une raquette de sa vie. Il s'était mis à courir les castings avec sa mère, à la recherche du rôle qui lancerait sa carrière d'enfant-vedette. Mais le rôle n'était jamais venu et aujourd'hui, sans diplôme ni formation, il pressait des jus.
— Plus je réfléchis à tes histoires d'émission télévisée, plus je pense que c'est du grand n'importe quoi, répétait le père.
— Tu comprends pas, P'a. Cette émission va lancer ma carrière.
— Pfff ! ça va surtout te couvrir de ridicule ! À quoi cela va te servir de te donner en spectacle à la télévision ? Tu n'as jamais aimé chanter. Tu aurais dû devenir joueur de tennis. Tu avais toutes les qualités. Dommage que ta mère t'ait rendu paresseux.
— Mais P'a, suppliait Sycomorus qui cherchait désespérément la reconnaissance de son père, tout le monde parle de cette émission.
— Laisse-le tranquille, George, puisque c'est son rêve, intervenait doucement la mère.
— Oui, P'a ! La chanson c'est ma vie.
— Tu mets des légumes dans une centrifugeuse, voilà ce que tu fais de ta vie. Tu aurais dû être un champion de tennis. Tu as tout gâché.