Je pourrais m’emparer du couteau qu’il a à sa ceinture et l’appliquer sur sa gorge, pensa Furvain. Lui arracher le serment de me libérer. Ou simplement le faire choir, l’assommer en lui tapant la tête par terre et m’enfuir. Ou encore…
Autant de solutions trop stupides pour être retenues. Bien que de petite taille, Kasinibon était vif et musclé. Il ferait sans doute regretter à Furvain toute agression physique. Il devait en outre avoir envoyé des acolytes se poster dans les broussailles. Et même si son prisonnier réussissait à le terrasser et à fuir, à quoi cela eût-il servi ? Les brigands le prendraient en chasse et remettraient la main sur lui moins d’une heure plus tard.
Je suis son invité et il est mon hôte. Restons-en là, pour l’instant.
Deux montures les attendaient au bord de la Mer de Barbirike, le fringant destrier alezan aux yeux rouge feu sur lequel Furvain était arrivé de Dundilmir et un animal isabelle court sur pattes qui avait tout d’une bête de somme. Kasinibon se mit en selle, fit signe à Furvain de l’imiter et récita d’une voix monocorde de guide : « Longue de près de cinq cents kilomètres, la Mer de Barbirike a six cents mètres en son point le plus large. Son accès est condamné à ses deux extrémités par des falaises impraticables. Nul n’a trouvé la moindre source qui s’y déverse et tout laisse supposer que seules les pluies l’alimentent. »
Vue de près, l’étendue évoquait plus que jamais une immense flaque de sang. La teinte des flots était si dense qu’elle les privait de toute transparence. D’une rive à l’autre, ce n’était qu’une surface écarlate impénétrable sous laquelle Furvain ne pouvait rien discerner. Le reflet du soleil s’y consumait tel un disque igné.
« Contient-elle d’autres vies que les crustacés qui la colorent ? s’enquit Furvain.
— Oh, oui ! Ce n’est que de l’eau, après tout. Nous y péchons chaque jour. Les prises sont nombreuses. »
Un sentier juste assez large pour permettre à leurs montures de progresser de front séparait la mer intérieure des hautes dunes de sable rouge qui la bordaient. Tout en les guidant vers l’est, Kasinibon jouait au cicérone et faisait bénéficier Furvain d’un cours d’histoire naturelle. Il lui désigna des plantes grasses aux feuilles digitées charnues capables de proliférer dans le sable quasi stérile des dunes et de couvrir les pentes en croissant de leurs longs torons noueux ; un rapace au cou doré et aux yeux ronds qui planait à leur aplomb avant de plonger avec une vivacité impressionnante pour happer un habitant du lac ; de petits crabes ronds velus qui filaient en tous sens comme des souris le long de la berge, pour creuser le limon vermeil et y chercher les vers qui s’y dissimulaient. Il précisait les noms scientifiques de chaque variété et espèce, des termes aussitôt oubliés. Furvain ne s’était jamais donné la peine d’étudier la faune et la flore, même s’il trouvait tout cela assez intéressant… à sa façon. Mais Kasinibon paraissait fasciné par ce qui se rapportait à ce lieu et il savait apparemment tout ce qu’il y avait à connaître sur chaque plante et chaque animal. Cependant, s’il prêtait l’oreille à ses explications, Furvain les considérait agaçantes et ennuyeuses.
La teinte écarlate de la Vallée de Barbirike l’affectait plus profondément que tout le reste. Tant de beauté lui coupait le souffle. Le monde entier semblait ensanglanté : il n’avait sur sa gauche que le lac et des dunes assorties, et tout était délimité sur sa droite par les éminences qui bordaient leur chemin. Au-dessus d’eux, le sol se reflétait dans un ciel transformé en dôme miroitant d’un rouge un peu moins soutenu. Du rouge, du rouge, toujours du rouge : Furvain s’en sentait enveloppé, comme immergé en lui, enfermé dans son royaume. Il s’y abandonnait sans retenue. Il laissait tout cela le pénétrer et le posséder.
Kasinibon parut remarquer son long silence, son expression de concentration profonde.
« Ne pensez-vous pas que nous avons sous les yeux l’essence même de la poésie ? » demanda-t-il avec fierté avant d’englober d’un grand geste tant le rivage que le ciel et la sombre silhouette éloignée de sa forteresse juchée au sommet de la falaise présente derrière eux.
Ils faisaient une halte dans la vallée, un endroit en tout point identique à celui où ils avaient débuté leur promenade équestre : du rouge partout, devant et derrière eux, un monde écarlate immuable.
« J’y puise une inspiration constante, et vous en ferez probablement autant. Vous composerez un chef-d’œuvre pendant votre séjour sous mon toit. C’est pour moi une certitude. »
La sincérité perceptible dans sa voix était incontestable. Il désirait le voir écrire un grand poème. Mais, irrité par l’intrusion brutale de ce petit personnage dans ses pensées, Furvain tressaillit en l’entendant se référer à un « chef-d’œuvre ». Il ne voulait pas en entendre parler, pas après le semblant de rêve si pénible qu’il avait fait la nuit précédente, quand son propre esprit paraissait tourner en dérision son manque d’ambitions en lui faisant miroiter une œuvre digne de passer à la postérité mais inaccessible.
« La poésie m’a abandonné, dit-il sèchement. Je le crains.
— Elle reviendra. Ce que vous m’avez déclaré indique qu’elle est innée, en vous. Êtes-vous déjà resté longtemps en panne d’inspiration ? Une semaine, dirons-nous ?
— Sans doute pas. Je ne saurais me prononcer. Les poèmes apparaissent en fonction de leurs caprices, selon un rythme qui leur est propre. J’avoue ne pas y avoir prêté attention.
— Une semaine, dix jours ou quinze… Les mots viendront. Je le sais. » Kasinibon était étrangement surexcité. « Le grand poème d’Aithin Furvain, écrit pendant qu’il est l’invité de maître Kasinibon de Barbirike ! Puis-je espérer une dédicace ? Ne serait-ce pas trop demander ? »
Tout cela devenait insupportable. Les membres de son entourage ne cesseraient-ils donc jamais de le harceler pour qu’il extirpe un texte inoubliable de son esprit récalcitrant ?
« Puis-je me permettre de vous rappeler que je ne suis pas votre invité mais votre prisonnier ?
— Au moins le dites-vous sans rancœur.
— À quoi servirait-elle ? Il est néanmoins incontestable que celui qui est retenu contre son gré et qui ne sera libéré qu’en échange d’une rançon…
— Rançon, quel vilain mot ! Tout ce que je réclame, c’est que votre famille règle le péage dû pour la traversée de mes terres, étant donné que vous paraissez dans l’incapacité de vous en acquitter. Parlez de rançon si ça vous chante, mais je trouve ce terme insultant. »
Furvain dissimula son irritation du mieux qu’il le put.
« En ce cas, je le retire. J’ai du savoir-vivre, Kasinibon. Je ne me permettrais jamais d’offenser mon hôte. »
Ils dînèrent ensemble, ce soir-là. Dans une vaste salle illuminée par des chandelles où se répercutaient les moindres sons. Ils étaient seuls, au cœur d’une foule de Hjorts aux livrées criardes qui les servaient sans dire un mot, des domestiques qui entraient et sortaient en silence avec la grandeur absurde tant prisée par les représentants de ce peuple au physique ingrat. Le repas était un véritable banquet avec en entrée une compote de fruits inconnus de Furvain, puis un poisson poché à la saveur délicate nappé d’une sauce de couleur sombre sans doute à base de miel ; venaient ensuite diverses viandes grillées sur un lit de légumes bouillis. Les vins qui accompagnaient chaque mets avaient été choisis avec soin. Par instants, Furvain voyait des hors-la-loi se déplacer dans le couloir qui s’ouvrait à l’extrémité de la salle, des silhouettes sombres et lointaines, mais aucun ne vint les déranger.