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La langue déliée par la boisson, Kasinibon lui fit des confidences. Il voulait apparemment gagner son amitié, avec tant d’empressement que ses efforts en devenaient pathétiques. Il était lui-même un fils cadet, le troisième enfant du comte de Kekkinork. Un comté dont Furvain n’avait jamais entendu parler.

« Il se trouve à deux heures de marche des berges de la Grande Mer, expliqua Kasinibon. Mes ancêtres s’y sont rendus pour exploiter des mines de spath marin, cette pierre bleue que Lord Pinitor, un Coronal d’un lointain passé, a utilisée comme revêtement des murs de la cité de Bombifale. Une fois ces travaux terminés, des mineurs ont décidé de ne pas regagner le Mont du Château. Ils sont restés à Kekkinork, dans un village du littoral, pour se soustraire à l’autorité du Pontife et du Coronal. Mon père, le comte, est le seizième détenteur de ce titre en succession directe.

— Un titre conféré par Lord Pinitor ?

— Un titre conféré par le fondateur de notre lignée. Nous sommes les descendants d’humbles mineurs et tailleurs de pierre, Furvain. Mais, à condition de remonter assez loin, quel seigneur du Mont du Château pourrait se targuer de ne pas avoir du sang de roturier dans les veines ?

— Ce que vous dites est absolument exact », reconnut Furvain.

Tout cela était sans importance. Ce qu’il avait des difficultés à croire, c’était que le petit barbu assis près de lui avait vu la Grande Mer, qu’il avait passé son enfance dans un secteur si éloigné de Majipoor que la plupart des gens le considéraient mythique. L’idée qu’il pût y avoir là-bas une agglomération véritable, une ville inconnue des géographes et des recenseurs, bâtie sur des terres inexplorées de l’extrémité la plus orientale d’Alhanroel, à des milliers de kilomètres du Mont du Château, était difficile à admettre. Et qu’une aristocratie indépendante avec des comtes, des marquises, de grandes dames et le reste, se soit perpétuée là-bas pendant seize générations… cela aussi était presque incroyable.

Kasinibon les resservit. Furvain avait bu modérément tout au long de la soirée, mais son hôte voulait se montrer généreux et Furvain se sentait ému et un peu étourdi. Quant à Kasinibon, il avait le regard vitreux propre à l’ébriété.

Il tenait désormais des propos décousus que Furvain avait des difficultés à suivre. Il parlait, en s’exprimant fréquemment par sous-entendus, d’une âpre querelle familiale ; une dispute avec un frère au sujet d’une femme, peut-être l’amour de sa vie, et d’une démarche auprès de leur père afin qu’il arbitre le conflit… un père qui avait tranché en faveur de l’aîné. Furvain se retrouvait en terrain familier : le frère avide, le père distant et inaccessible, le cadet constamment humilié. Néanmoins, peut-être parce qu’il manquait d’ambition et de dynamisme, Furvain n’avait jamais laissé de telles déceptions alimenter son ressentiment. Il s’était toujours considéré plus ou moins invisible aux yeux de son père hyperactif et de ses frères cupides et agressifs. S’attendant dans le meilleur des cas à susciter leur indifférence, il n’était jamais surpris lorsqu’ils le traitaient par le mépris et il s’était forgé une existence relativement satisfaisante, fondée sur le principe que les déceptions sont proportionnelles à ce qu’on attend de la vie.

Mais Kasinibon entrait dans une autre catégorie. Il avait un caractère emporté et décidé, et cette querelle familiale s’était envenimée et avait débouché sur une agression contre… qui ? Son frère ? Son père ? Furvain n’aurait pu se prononcer. Toujours est-il que son interlocuteur avait jugé préférable de fuir Kekkinork, s’il n’en avait pas été chassé – une fois de plus, Furvain n’avait pas tout saisi – et il avait erré maintes années d’un secteur des contrées d’orient à l’autre, jusqu’au moment où il avait trouvé – ici, sur la berge de la Mer de Barbirike – un lieu où il pouvait se doter de fortifications qui le protégeraient de quiconque voudrait un jour le priver de son indépendance.

« Et je suis toujours ici, conclut-il. Je n’ai aucun contact avec ma famille, pas plus qu’avec le Pontife ou le Coronal. Je suis mon propre maître, et le souverain de ce petit royaume. Par ailleurs, tout voyageur qui s’aventure sur mon territoire doit en payer le prix… Un peu de vin ?

— Non, merci. »

Kasinibon le servit malgré tout, comme s’il n’avait rien entendu. Furvain leva la main pour repousser la carafe, se ravisa et le laissa emplir sa coupe.

« Vous me plaisez, vous savez ? déclara le bandit. Je vous connais à peine, mais je sais juger les hommes et j’ai conscience de votre profondeur, votre grandeur. »

Et moi, j’ai conscience de votre ivrognerie, pensa Furvain sans le dire pour autant.

« Si vos proches règlent ce droit de passage, je vous libérerai car je suis un homme d’honneur. Mais sachez que ce sera à regret. J’ai dans mon entourage peu d’esprits développés. Très peu de compagnie, en fait. C’est l’existence que j’ai choisie, certes, mais…

— Votre solitude doit être grande. »

Furvain n’avait vu aucune femme dans cette forteresse, pas la moindre trace de présence féminine : seulement les Hjorts domestiques et, en de rares occasions, un de ces brigands qui étaient tous de sexe masculin. Son ravisseur était-il un de ces oiseaux rares, l’homme d’un seul amour ? Et l’élue de son cœur était-elle la femme qu’il avait dû abandonner à son frère ? Il devait mener une bien triste existence, dans ce morne fortin. Qu’il cherche du réconfort dans la poésie et soit encore capable, à un âge avancé, d’admirer les épanchements puérils et absurdes de Dammiunde ou de Tuminok Laskil n’avait en fait rien de bien étonnant.

« Je vis en solitaire, oui. Je ne puis le nier. Solitaire-solitaire… »

Kasinibon riva sur son captif des yeux injectés de sang, aussi rougeâtres que les flots de la Mer de Barbirike.

« Mais on apprend à vivre sans personne autour de soi. L’existence est une succession de choix et, s’ils ne sont jamais parfaits, au moins ne dépendent-ils que de nous. En fin de compte, nous optons pour certaines choses parce que – certaines choses – parce que… »

Kasinibon avait une voix de plus en plus avinée et sa phrase perdit toute cohérence. Il la laissa inachevée et Furvain crut qu’il s’était assoupi… Mais non, ses yeux étaient ouverts, ses lèvres bougeaient très lentement ; il cherchait les mots qui auraient permis de définir ce qu’il souhaitait lui faire comprendre. Furvain attendit la suite, jusqu’au moment où il devint évident que le bandit ne la trouverait jamais, puis il effleura son bras avec beaucoup de douceur.

« Pardonnez-moi, mais l’heure est tardive. »

Kasinibon hocha mollement la tête. Un Hjort en livrée escorta Furvain jusqu’à ses appartements.

* * *

Cette nuit-là, Furvain fit un rêve si net et d’une telle puissance évocatrice qu’il crut, avant d’avoir regagné le monde de l’éveil, recevoir un message de la Dame de l’île, cette femme qui rendait chaque nuit visite à des millions de dormeurs pour leur prodiguer conseils et réconfort. Si c’était vraiment un contact de ce genre, il s’agissait pour lui du premier : la Dame de l’île se manifestait rarement aux princes du Château, et elle avait eu tendance à se tenir loin de son esprit car – en fonction d’une ancienne coutume – c’était la mère du Coronal en exercice qui accédait à ce poste. Pendant presque toute l’existence de Furvain, la Dame avait donc été sa propre grand-mère et elle n’eût pénétré dans l’esprit d’un membre de sa propre famille qu’en cas d’extrême nécessité. Mais à présent que Lord Sangamor avait déménagé pour devenir Pontife, il y avait au Château un nouveau Coronal et par conséquent une nouvelle Dame responsable de l’Ile du Sommeil. Cependant, même ainsi… un message ? Lui étant adressé ? Alors qu’il se trouvait ici ? Pourquoi ?