Выбрать главу

Je vais devenir fou ! en conclut Furvain.

Lors de la plupart de ces soirées poétiques, Kasinibon insistait pour qu’il lui récite des passages de ses propres œuvres. Son captif ne pouvait plus prétexter, ainsi qu’il l’avait fait le premier jour, qu’il était trop las. Prétendre qu’il avait tout oublié eût manqué de crédibilité et il finit par se plier à ces caprices. Les applaudissements de son ravisseur étaient chaleureux, apparemment sincères. Il ne tarissait pas de louanges non seulement sur l’élégance des tournures de phrases mais aussi sur sa connaissance profonde de la nature humaine. Ce qui était embarrassant car Furvain était conscient de la banalité de ses thèmes et de la désinvolture avec laquelle il utilisait ses techniques ; il devait mettre à contribution tout son savoir-vivre aristocratique pour ne pas s’exclamer : Seriez-vous incapable de constater que tout ceci n’est qu’un enchaînement de mots vides de sens ? Ce qui eût été cruel autant que discourtois. Leurs rapports étaient désormais placés sous le signe d’un semblant d’amitié, un sentiment probablement sincère de la part du brigand. Or, Furvain estimait qu’on ne pouvait traiter un ami d’imbécile sans porter un coup fatal à leurs relations.

Le plus pénible était incontestablement l’insistance de Kasinibon qui voulait le voir reprendre sa plume, composer une œuvre magistrale pendant son séjour sous son toit. Il n’y avait rien eu de badin, lorsqu’il avait exprimé mélancoliquement l’espoir que son « invité » écrirait un chef-d’œuvre capable d’unir leurs deux noms dans les annales de la poésie. Furvain percevait derrière ce désir un besoin dévorant. Il craignait que leurs rapports ne soient pas toujours au beau fixe, que les incitations indirectes ne se changent en diktats et que Kasinibon n’exerce sur lui des pressions de plus en plus fortes tant qu’il n’aurait pas produit le texte qu’il souhaitait si ardemment parrainer. Quand son hôte l’interrogeait sur son inspiration, Furvain répondait de façon évasive en déclarant sans mentir que sa muse le fuyait toujours. Mais les questions du hors-la-loi étaient de plus en plus pressantes.

Il devenait par ailleurs impossible d’éluder plus longtemps le sujet de la rançon. Il était évident que Furvain sombrerait dans une dépression profonde, s’il prolongeait son séjour dans cette forteresse. Mais seul l’argent d’un tiers lui permettrait de quitter cet endroit et aurait-il pu citer une seule personne disposée à financer sa libération avec ses propres deniers ? Il craignait de connaître la réponse à cette question et redoutait d’obtenir la confirmation de ses craintes. Néanmoins, s’il s’abstenait de rédiger cette lettre, il finirait ses jours à écouter maître Kasinibon lui infliger la lecture solennelle et révérencieuse des plus atroces de tous les poèmes et à chercher des échappatoires face à un homme qui voulait lui imposer d’écrire un texte dépassant, et de loin, ses capacités.

« À combien estimez-vous le prix de ma liberté ? » s’enquit-il finalement, un jour où ils longeaient la mer écarlate.

Kasinibon cita une somme faramineuse, deux fois plus élevée que la plus folle des suppositions de Furvain. Mais il avait posé une question à laquelle le bandit venait de répondre et il n’était pas en position pour entamer des marchandages.

Il tenterait en premier lieu sa chance auprès de Tanigel. Il savait que ses frères n’auraient aucun scrupule à le laisser moisir ici à tout jamais. Son père serait sans doute plus compatissant, mais il vivait loin dans les profondeurs du Labyrinthe et s’adresser au Pontife avait d’autres inconvénients, car Lord Sangamor pourrait décider d’envoyer l’armée pontificale le délivrer.

Kasinibon risquait de s’en offusquer et de le faire exécuter. Les dangers seraient tout aussi grands s’il contactait le nouveau Coronal, Lord Hunzimar. C’était en principe à ce dernier de régler les problèmes posés par le banditisme dans l’arrière-pays, et Furvain redoutait plus que tout qu’il dépêche des troupes chargées de donner une leçon à Kasinibon, une expédition punitive qui aurait des conséquences funestes pour son prisonnier. Même s’il était probable que Lord Hunzimar, qui n’avait jamais manifesté beaucoup d’intérêt pour les fils de son prédécesseur, ne prendrait aucune initiative. Non, le duc représentait son unique espoir, même si l’espoir en question était très mince.

Furvain avait une vague idée de l’immense fortune de son ami et il savait que cette rançon déraisonnable ne dépassait sans doute pas le budget d’une semaine de festins et autres réjouissances à sa cour de Dundilmir. Tanigel daignerait peut-être desserrer les cordons de sa bourse, au nom des bons moments qu’ils avaient passés ensemble. Furvain consacra une demi-journée à tourner et remanier sa lettre, en s’efforçant de trouver le ton juste, une façon de relater sa mésaventure sur un ton amusé, voire badin, tout en indiquant à Tanigel qu’il ne le reverrait sans doute jamais s’il refusait de céder aux exigences de son ravisseur. Il remit cette missive à Kasinibon, qui chargea un de ses hommes de la porter à Dundilmir avant de déclarer : « Et à présent, je propose de consacrer cette soirée aux ballades de Garthain Hagavon… »

* * *

Au début de sa quatrième semaine de captivité, Furvain refit son voyage onirique vers la Grande Mer, et il prit une fois de plus connaissance du message du Divin qui lui apparut sous les traits d’un grand homme blond aux larges épaules, à l’attitude joyeuse et coiffé du diadème d’argent d’un Coronal. À son réveil, tout était encore présent dans son esprit, chaque syllabe de chaque vers, chaque vers de chaque strophe, chaque strophe de ce qui semblait être un tiers de chant… pour autant qu’il pouvait estimer la longueur d’une telle œuvre. Mais cela s’estompait déjà. De crainte de tout perdre, il s’attela aussitôt à la tâche consistant à transcrire un maximum de choses ; et ce fut en voyant les lignes se succéder qu’il remarqua qu’elles respectaient le mode de versification et le rythme que le Divin lui avait communiqués quelques semaines plus tôt : qu’il s’agissait, en fait, d’un fragment de cette œuvre.

Mais ce n’était que cela : un fragment. Ce qu’il avait pu coucher sur le papier débutait au milieu d’une strophe pour s’achever, quelques pages plus loin, en plein milieu d’une autre. Le thème était la guerre, la campagne que Lord Stiamot avait menée des millénaires plus tôt contre les métamorphes, ces aborigènes de Majipoor qui s’étaient soulevés contre les colons. Il venait de relater la célèbre marche des troupes humaines dans les contreforts du Pic de Zygnor, au nord d’Alhanroel, l’épisode qui avait décidé de l’issue de cette guerre interminable et déchirante, lorsque les hommes avaient rasé par le feu tout ce secteur desséché par un long été torride de façon à contraindre les derniers guérilleros à sortir de leurs cachettes. La narration s’interrompait en pleine confrontation entre Lord Stiamot et un propriétaire terrien récalcitrant, un membre de la petite noblesse du nord qui refusait de quitter ses terres en dépit des exhortations de Stiamot qui l’informait que tout ce territoire serait sous peu dévasté.

Lorsqu’il fut dans l’impossibilité de poursuivre sa transcription, Furvain la relut et en fut sidéré, pour ne pas dire abasourdi. En faisant abstraction de l’étrange combinaison de rimes et de rythme, le style et l’approche générale portaient indubitablement sa griffe. Il reconnaissait des tournures de phrases familières, des comparaisons qui lui venaient naturellement à l’esprit, des rimes qui proclamaient qu’il s’agissait là d’une œuvre d’Aithin Furvain. Mais comment un texte aussi élaboré et profond aurait-il pu jaillir de son esprit superficiel, sans une intervention du Divin ? Il était majestueux. Il n’existait pas d’autre terme pour le qualifier. Il le reprit à voix haute, pour savourer les sonorités, les assonances, la longueur sinueuse des vers, l’inéluctabilité formelle de chaque strophe. Il n’avait jamais rien écrit de comparable, même de loin. Sans doute possédait-il depuis longtemps la technique qui le lui eût permis, mais s’en servir pour créer autre chose que des frivolités avait toujours dépassé ses possibilités.