En outre, il trouvait là des informations qu’il doutait d’avoir apprises un jour. Ses précepteurs lui avaient certes parlé de Lord Stiamot. Tous les habitants de Majipoor connaissaient ce personnage, considéré comme l’un des plus grands de l’histoire de la planète. Mais des dizaines d’années s’étaient écoulées depuis la fin de ses études. Avait-il déjà entendu citer ces noms : Milimorn, Hamifieu, Bizfern, Kattikawn ? S’agissait-il de lieux authentiques ou de simples fruits de son imagination ?
Son imagination ? Eh bien, forger de tels mots était à la portée du premier venu ! Mais il y avait là trop de détails tactiques et stratégiques, des termes et des instructions attribuables à un individu bien plus versé que lui dans les arts de la guerre. Comment pouvait-il se prétendre l’auteur d’un tel poème, en ce cas ?
Néanmoins, n’était-il pas directement issu de son esprit ? Était-il l’intermédiaire auquel le Divin avait décidé de faire transcrire tout cela ? Furvain trouvait son maigre capital de foi religieuse sérieusement mis à mal par cette idée. Et pourtant… pourtant…
Kasinibon comprit aussitôt qu’il s’était produit du nouveau.
« Vous avez retrouvé votre inspiration, n’est-ce pas ?
— J’ai effectivement débuté un poème, lui répondit Furvain, mal à l’aise.
— Merveilleux ! Quand pourrai-je le lire ? »
L’éclat que la surexcitation apportait aux yeux du forban était tel que Furvain recula de quelques pas.
« Vous devrez attendre, je le crains. Il est bien trop tôt pour le montrer à qui que ce soit. À ce stade, il suffirait d’un rien pour me détourner de la voie que je viens d’emprunter. La moindre remarque lancée avec désinvolture aurait certainement un tel effet.
— Je m’engage à ne faire aucun commentaire. Je voudrais seulement…
— Non, je regrette. » Furvain fut surpris par l’intonation catégorique de sa voix. « Je ne sais pas encore à quoi tout ceci se rattache. Il me faut l’analyser, l’évaluer et méditer. Autant de choses que je dois réaliser seul. Je vous l’ai dit, Kasinibon, je crains de tout perdre si je révèle quoi que ce soit à ce stade. Je vous en prie, n’insistez pas. »
Le hors-la-loi parut comprendre et se montra aussitôt plein de sollicitude. Ce fut presque avec onction qu’il déclara : « Oui, oui, bien sûr ! Que mon ingérence maladroite tarisse le flot de votre inspiration serait une véritable tragédie. Je retire ma demande. Mais j’espère que vous me permettrez d’y jeter un coup d’œil sitôt que vous estimerez…
— Oui. Dès que le moment sera venu », promit Furvain.
Il regagna ses appartements et se remit au travail, non sans ressentir une vive inquiétude. Devoir se mettre ainsi à l’ouvrage était nouveau pour lui. Tous ses précédents poèmes s’étaient imposés à lui en suivant une ligne directe allant de son esprit à l’extrémité de ses doigts. Il n’avait jamais eu besoin de s’atteler à une telle tâche. Cette fois, cependant, il s’assit devant la petite table au plateau dégagé, posa deux ou trois plumes près de lui, tapota les côtés de la pile de feuilles blanches tant que leur alignement ne fut pas irréprochable, puis il ferma les paupières pour attendre l’intervention de sa muse.
Et découvrir bien vite qu’il ne suffisait pas de s’apprêter à l’accueillir pour qu’elle se présente ; pas lorsqu’on s’était lancé dans une pareille entreprise, en tout cas. Ses anciennes méthodes étaient caduques. Pour ce qu’il se proposait de réaliser, il lui fallait obtenir des données, les englober d’un regard et les retenir par-devers lui, les contraindre à se plier à ses volontés. Tout indiquait que le thème de ce poème était Lord Stiamot. Il concentrerait donc toutes ses pensées sur ce monarque d’un lointain passé, il projetterait son esprit par-delà les siècles pour entrer en communion avec lui, atteindre son âme et suivre son chemin.
Ce qui était plus facile à dire qu’à faire. Ses lacunes en histoire l’étonnaient. Comment quelqu’un qui ne disposait que des bases enseignées à l’école sur la vie et la carrière de Stiamot, un savoir non seulement réduit à sa plus simple expression mais désormais estompé par des années d’indifférence, pourrait-il relater un conflit si important ? La guerre qui avait éliminé la menace que les aborigènes faisaient planer sur l’expansion des colonies humaines fondées sur Majipoor.
Honteux de son ignorance, il se rendit dans la bibliothèque de Kasinibon en espérant y dénicher quelques ouvrages traitant de la question. Mais ce n’était apparemment pas un sujet qui passionnait son ravisseur. Furvain ne trouva rien à même de l’instruire. Il n’y avait qu’un abrégé d’histoire destiné aux enfants. Sur la quatrième de couverture, une inscription manuscrite lui apprit qu’il s’agissait d’un souvenir de l’enfance que Kasinibon avait passée à Kekkinork. Il contenait peu de données utiles, seulement une brève récapitulation des tentatives effectuées par Lord Stiamot pour négocier un traité de paix avec les Changeformes, de l’échec de ces tractations et de la décision du Coronal de mettre une bonne fois pour toutes un terme aux raids que les métamorphes lançaient contre les bourgades humaines en engageant la totalité de ses forces dans la bataille. Ce conflit long d’une génération avait permis de chasser les aborigènes des territoires colonisés par les humains et de les parquer dans les jungles du sud de Zimroel, une victoire qui avait autorisé l’expansion rapide de la civilisation humaine sur Majipoor et apporté la prospérité à la totalité de la planète géante. Stiamot était un des plus grands personnages de l’histoire locale, mais Furvain ne trouva dans ce manuel que les principaux événements de son règne, pas un mot sur l’homme qu’il avait été, ses états d’âme et même son physique.
Il prit alors conscience que ces détails étaient secondaires. Il comptait écrire un poème et non des annales historiques ou une biographie. Il pourrait lâcher la bride à son imagination, sous réserve de ne pas dénaturer les faits principaux. Que Lord Stiamot eût été petit ou grand, maigre ou corpulent, d’humeur joyeuse ou morose pour cause de dyspepsie, cela ne changeait rien pour un poète qui n’avait d’autres ambitions que ressusciter sa légende. Ce seigneur était devenu un véritable mythe, et Furvain savait que ces derniers transcendaient l’histoire. Une histoire qui pouvait d’ailleurs être aussi arbitraire qu’une œuvre de pure imagination. Que faisaient les historiens, sinon trier une multitude de données afin d’en dégager un tout cohérent mais pas nécessairement véridique ? Tout choix implique, par définition, la mise au rebut de certains éléments ; presque toujours ceux qui vont à l’encontre de ce que l’auteur souhaite démontrer. La vérité devient ainsi un concept abstrait : à partir des mêmes faits, trois historiens aux sensibilités différentes pourraient sans peine aboutir à trois « vérités » diamétralement opposées. Là où le mythe s’enracine dans la réalité fondamentale de l’esprit, à l’intérieur du puits sans fond qu’est la conscience collective d’un peuple, il s’imprègne d’une véracité qui n’a pas un statut d’élément secondaire mais est la base sur laquelle tout le reste repose. En ce sens, le récit mythique peut être plus fiable que celui historique et, par des inventions fidèles à l’esprit sinon à la lettre, le poète a la possibilité d’être plus proche des faits que l’historien. Fort de ce raisonnement, Furvain décida de développer le thème du héros légendaire. Rien ne lui interdirait de laisser libre cours à son imagination, tant que les grandes lignes n’en seraient pas dénaturées.