Tout fut ensuite bien plus facile, même si pour lui rien n’était simple. Il mit au point une technique de méditation qui l’envoyait osciller à la frontière du sommeil, un état d’où il pouvait plonger à sa guise dans une sorte de transe. Après quoi son guide – l’homme blond au front ceint du diadème d’argent d’un Coronal – venait vers lui, de plus en plus rapidement à chaque nouvelle rencontre, pour le conduire vers de nouvelles scènes et de nouveaux événements.
Il découvrit que son guide s’appelait Valentin : un homme charmant, patient et affable, doux et serviable, toujours souriant, le meilleur de tous les cicérones. Furvain ne se souvenait pas d’un Coronal ayant porté ce nom, et le précis d’histoire que Kasinibon gardait en guise de souvenir d’enfance n’en mentionnait aucun. De toute évidence, ce personnage n’avait pas existé. Ce qui ne faisait aucune différence. Pour Furvain, que ce Lord Valentin soit un personnage historique ou un fruit de son imagination était secondaire ; il avait simplement besoin d’être pris par la main et guidé dans les sombres royaumes de l’antiquité, et cet homme aux cheveux d’or s’en acquittait à merveille. Il semblait être la manifestation de la volonté du Divin, dont Furvain était devenu l’intermédiaire. C’est par la voix de ce Lord Valentin imaginaire que l’Esprit façonneur du cosmos grave ce poème dans mon âme, finit-il par conclure.
Guidé par Valentin, Furvain suivit en rêve les exploits de Lord Stiamot, en commençant par sa prise de conscience qu’il pourrait interrompre à tout jamais les combats incessants et atroces opposant les humains aux métamorphes, pour continuer par un enchaînement de batailles de plus en plus sanglantes qui atteignirent leur apogée quand il opta pour la politique de la terre brûlée dans les secteurs du nord. Venait ensuite la reddition des derniers rebelles aborigènes et l’établissement de la province de Piurifayne, en Zimroel, qui deviendrait une réserve dans laquelle seraient parqués à tout jamais les Changeformes de Majipoor. Chaque jour, lorsqu’il sortait de transe, Furvain se souvenait des moindres détails de ce qu’il avait appris et tout possédait l’équilibre, la grâce et le lyrisme de la grande tragédie. Il voyait non seulement les événements principaux mais aussi les conflits inexorables et inévitables qui les avaient engendrés, ce qui avait poussé un pacifiste tel que Lord Stiamot à déclarer une guerre à outrance. La trame de l’histoire était déjà présente et il ne lui restait qu’à la coucher sur le papier en mettant à contribution ses capacités et son savoir-faire d’antan ; les strophes imbriquées et les procédés rythmiques complexes découverts lors de sa première rencontre onirique avec le Divin étaient devenus pour lui naturels et le poème s’étoffait par un processus d’accumulation rapide.
Il lui arrivait parfois de perdre toute retenue. À présent qu’il maîtrisait ces étranges modes de versification, il noircissait une page après l’autre avec une telle aisance qu’il partait à l’occasion dans des digressions inattendues qui ne faisaient qu’embrouiller et étouffer la trame de l’histoire. Auquel cas, il s’interrompait pour arracher ces feuilles et tout reprendre là où il s’était écarté du droit chemin.
Il n’avait encore jamais revu et corrigé ses écrits. Il assimilait cela à une perte de temps, étant donné que les vers rejetés étaient aussi éloquents et poétiques que ceux qu’il conservait. Mais il finit par estimer que certaines tournures de phrases et recherches de sonorités étaient des fioritures qui détournaient l’attention de la signification profonde de ce récit.
Puis, après avoir mis un point final à l’histoire de Lord Stiamot, Furvain fut surpris de constater que le Divin n’en avait pas terminé avec lui. Sans lui laisser le loisir de s’interroger sur ses actes, il tira une ligne sous le chant de Stiamot pour entamer aussitôt un nouveau poème – en commençant, découvrit-il, au milieu d’une strophe, en plein passage à triple rime – qui traitait d’un événement bien plus ancien, le projet de Lord Melikand d’ouvrir Majipoor à l’immigration d’espèces non humaines afin d’accélérer son peuplement.
Il consacra quelques jours à ce projet puis se surprit à travailler sur une troisième histoire, sans avoir pour autant achevé le chant concernant Melikand. Il parlait à présent du grand rassemblement qui s’était tenu aux Chutes de Stangard, sur la Glayge, là où tous avaient acclamé Dvorn en tant que premier Pontife de Majipoor. Furvain prit à cet instant conscience que sa tâche ne consistait pas simplement à relater les exploits de Lord Stiamot mais à écrire sous forme d’épopée toute l’histoire de son monde.
Une pensée qui le terrifia. Il ne se considérait pas capable de mener à terme une pareille entreprise. Elle était bien trop importante pour quelqu’un aux capacités aussi limitées. Il pensait toutefois avoir déterminé quelle forme devait prendre cette œuvre pour pouvoir franchir les millénaires séparant l’arrivée des premiers colons de l’époque actuelle, et elle était majestueuse. Elle ne dessinait pas un arc régulier mais une succession d’envolées vertigineuses et de piqués étourdissants, un récit de flux et de transformations, de synthèse constante des opposés alors que les premiers colons idéalistes sombraient dans le chaos brutal de l’anarchie, qu’ils étaient secourus par Dvorn – dispensateur de lois et premier Pontife – puis qu’ils se disséminaient à la surface de cette vaste planète dans le cadre d’une expansion centrifuge encouragée par Lord Melikand. Ils finissaient par construire les grandes cités du Mont du Château, s’aventurer jusqu’aux continents de Zimroel et de Suvrael, se heurter inéluctablement et tragiquement aux Changeformes aborigènes, mener contre eux une guerre consternante mais inévitable sous la conduite de Lord Stiamot, ce chantre de la paix devenu un guerrier qui matait et parquait les autochtones dans une réserve, et ainsi de suite jusqu’à la période actuelle où des milliards d’individus vivaient en harmonie sur le plus beau des mondes.
Il n’existait pas de récit plus prenant, mais était-il qualifié pour l’écrire, lui, Aithin Furvain, un homme au savoir quasi inexistant et à l’âme étriquée ? Il ne se faisait aucune illusion sur son compte. Il se considérait beau parleur, indolent, dissolu ; il était une mauviette qui fuyait ses responsabilités, un individu qui avait tout au long de sa vie cherché la voie de la facilité. Comment aurait-il pu, lui entre tous les hommes, sans autres ressources qu’une intelligence médiocre et la maîtrise de certaines techniques d’écriture, entretenir l’espoir de faire tenir dans un unique poème un thème aussi vaste ? Cela dépassait ses capacités. Il n’y parviendrait jamais. S’il doutait qu’un seul poète en fût capable, il était en revanche convaincu qu’Aithin Furvain n’était pas l’homme de la situation.
Alors qu’il venait d’entamer l’écriture d’un tel récit, s’il était encore maître de la situation. C’était quoi qu’il en soit secondaire car l’œuvre prenait forme, ligne après ligne, jour après jour. On aurait pu parler d’inspiration divine, d’épanouissement d’une chose qu’il avait – sans en avoir conscience – toujours gardée captive au tréfonds de son être. Quel que soit le nom qu’on donnait à cela, il était indéniable qu’il avait déjà écrit un chant complet et des fragments de deux autres, et que chaque jour lui apportait de nouvelles strophes. Que ce poème fût exceptionnel était également incontestable. Il le relisait, encore et encore, en secouant la tête d’émerveillement face à la puissance évocatrice des mots, la musique majestueuse de la poésie, l’élan irrésistible de la narration. Sa splendeur l’emplissait de modestie et de stupéfaction. Il se demandait comment il avait réalisé une chose pareille, et il était saisi d’angoisse à la pensée que sa source d’inspiration pourrait se tarir aussi brusquement qu’elle avait jailli, ce qui l’empêcherait de terminer cette œuvre magistrale.