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Bien qu’inachevé, ce manuscrit était pour lui inestimable. Il l’assimilait à un droit d’accès à l’immortalité. Qu’il n’en existât qu’un seul exemplaire l’inquiétait d’autant plus qu’il devait le laisser dans une pièce ne pouvant être verrouillée que de l’extérieur. Il risquait d’être rendu illisible par le renversement accidentel d’un encrier, subtilisé par un voleur jaloux de l’attention que lui portait maître Kasinibon ou encore jeté à la poubelle par un serviteur illettré. Il prit ce qu’il avait déjà écrit et en fit plusieurs copies qu’il dissimula dans les différentes pièces de son logement exigu. Il enfouissait chaque nuit l’original dans le tiroir du bas du meuble dans lequel il rangeait ses effets ; et, quelques jours plus tard, sans trop savoir pourquoi, il prit l’habitude de disposer méticuleusement trois de ses plumes en étoile sur la pile des feuilles terminées afin d’en être aussitôt informé si quelqu’un venait fouiller le tiroir en question.

Ce qu’il put constater seulement trois jours plus tard. Les plumes étaient toujours dans leurs positions initiales, mais sous des angles légèrement différents. L’intrus avait compris leur utilité et s’était donné la peine de les remettre à leur place, sans y réussir tout à fait. Furvain opta ce soir-là pour un autre motif et il releva l’après-midi suivant quelques modifications à peine perceptibles. Il fit les mêmes constatations au cours des deux jours suivants.

L’unique suspect était Kasinibon. Aucun membre de sa bande de hors-la-loi, et encore moins un de ses serviteurs, n’aurait perdu ainsi son temps.

Il pénètre dans ma chambre dès que je m’absente. Il vient lire mes poèmes à mon insu.

Furieux, Furvain partit à la recherche du hors-la-loi qu’il accusa sans détours d’avoir violé l’intimité de ses appartements.

À sa grande surprise, Kasinibon s’abstint de le nier. « Ah, vous l’avez donc constaté ? Eh bien, évidemment ! Je n’ai pu résister. » Ses yeux brillaient de surexcitation. « C’est merveilleux, Furvain. Magnifique ! Cela m’a ému à tel point que je ne sais comment l’exprimer ! Le passage où la prêtresse métamorphe se présente devant Lord Stiamot… lorsqu’elle pleure sur son peuple et qu’il finit par l’imiter…

— Vous n’aviez aucun droit de fouiller dans mes affaires ! s’emporta Furvain.

— Tiens donc ? Je suis chez moi, ici. Je fais ce qui me plaît. Vous m’avez demandé de ne pas vous parler de l’œuvre inachevée et je m’en suis abstenu, il me semble. Ai-je dit un seul mot à son sujet ? Il y a désormais des jours que je lis vos écrits, presque depuis le début. Je suis vos progrès quotidiens et on pourrait presque dire que j’apporte ma modeste contribution à la création de cette œuvre magistrale, dont la beauté me fait venir des larmes aux yeux, mais vous ai-je adressé la moindre suggestion ? Jamais… »

Furvain sentait croître son indignation.

« Vous empiétez sur mon intimité depuis si longtemps ? balbutia-t-il, outré.

— Chaque jour. J’ai commencé avant que vous n’imaginiez ce petit stratagème avec les plumes. Écoutez, Furvain… Un poème qui deviendra un classique, un chef-d’œuvre de la littérature, voit le jour sous mon toit, écrit par un homme auquel j’offre le gîte et le couvert. Auriez-vous le cœur de me priver du plaisir de le voir croître et évoluer ?

— Je préfère tout jeter dans les flammes plutôt que vous autoriser à m’épier ainsi !

— Ne dites pas de sottises. Continuez d’écrire. Je prends l’engagement de vous laisser tranquille, à l’avenir. Mais n’interrompez pas ce que vous avez entamé, si vous l’envisagez. Ce serait un crime impardonnable commis à l’encontre de l’art. Terminez le passage qui se rapporte à Melikand. Écrivez l’histoire de Dvorn. Achevez tout le reste. » Il eut un rire malicieux. « Vous ne pourriez pas vous arrêter à ce stade, quoi qu’il en soit. Vous êtes sous le charme de ce poème, comme possédé. »

Furvain le foudroya du regard. « Comment le savez-vous ?

— Je suis moins sot que vous vous plaisez à le croire. »

Mais Kasinibon finit par s’adoucir et solliciter son pardon, avant de promettre une fois de plus de serrer la bride à l’insatiable curiosité que lui inspirait ce poème. Il paraissait éprouver sincèrement du repentir, voire craindre que sa curiosité n’ait mis cette œuvre en péril. Il déclara qu’il ne le lui pardonnerait jamais, si Furvain saisissait ce prétexte pour abandonner ce projet ; juste avant de lancer avec véhémence : « Mais je sais que vous irez jusqu’au bout. Vous le ferez. Vous ne pouvez plus renoncer, à ce stade. »

Cette analyse de ce qu’il ressentait était si juste que Furvain ne put entretenir plus longtemps sa rancune. Il était évident que Kasinibon percevait son indolence innée, son refus de s’impliquer dans une entreprise aussi ambitieuse et exténuante qu’une œuvre de cette importance. Mais il avait constaté que ce poème exerçait sur lui son emprise, une force si puissante que même un oisif dans son genre ne pourrait résister à l’appel quotidien qui lui ordonnait d’étoffer ce poème. Cet ordre émanait des profondeurs de son être, d’un point qui échappait à sa compréhension ; mais Furvain savait aussi qu’il était renforcé par le violent désir de Kasinibon de le voir achever ce qu’il avait entrepris. Sa volonté extérieure venait étayer l’autre pulsion, quant à elle personnelle et interne. Non, il n’aurait effectivement pas pu abandonner à ce stade.

« Oui, je continuerai, marmonna-t-il à contrecœur. Soyez-en certain ! Mais ne remettez plus les pieds dans mes appartements.

— C’est entendu. »

Kasinibon allait le laisser quand Furvain le rappela pour demander : « Une dernière chose. Avez-vous reçu une réponse de Dundilmir, au sujet de ma rançon ?

— Non. Rien. Absolument rien », lui répondit Kasinibon avant de s’éclipser en toute hâte.

Pas de nouvelles. Je m’y attendais un peu, se dit-il. Tanigel avait pris la lettre pour la rouler en boule et la jeter au loin. Si ce n’était pas devenu un sujet de plaisanterie pour les membres de sa cour : Pouvez-vous imaginer une chose pareille ? Ce benêt de Furvain, capturé par des bandits !

Il était certain que Kasinibon ne recevrait jamais de réponse. Il lui semblait par conséquent approprié de rédiger de nouvelles demandes de rançon – une à son père dans le Labyrinthe, une à Lord Hunzimar au Château, d’autres à des personnes éventuellement disposées à lui prêter assistance si leurs noms lui venaient à l’esprit – et de charger Kasinibon d’envoyer des messagers.

Entre-temps, Furvain poursuivait son travail quotidien. Atteindre l’état de transe était de plus en plus aisé ; Lord Valentin lui apparaissait sitôt qu’il l’évoquait et ce mystérieux personnage se faisait une joie de le conduire par-delà le temps, jusqu’à l’aube du monde. Le manuscrit s’étoffait. Il retrouvait les plumes dans la position où il les avait laissées et, au bout d’un certain temps, il finit par renoncer à cette mesure.

* * *

Furvain avait désormais une vision d’ensemble de cette œuvre.

Elle comporterait neuf parties principales auxquelles son esprit attribuait la forme d’une arche, avec les passages se rapportant à Stiamot servant de clé de voûte. Le premier chant traiterait de l’arrivée des colons humains sur Majipoor, des gens qui fuyaient les problèmes de Vieille Terre et entretenaient l’espoir de fonder un paradis sur ce monde merveilleux. Il décrirait leurs premières explorations hésitantes de cette planète dont les dimensions et la beauté les intimidaient tant, et l’implantation d’avant-postes minuscules. Dans le deuxième chant, il relaterait leur transformation en hameaux, villages et villes, les dissensions qui avaient crû entre ces diverses agglomérations au cours des siècles suivants, la prolifération des conflits qui avait finalement relégué les lois aux oubliettes, entraîné des troubles généralisés et débouché sur un nihilisme absolu.