Le troisième chant serait consacré à Dvorn. Il raconterait comment ce chef provincial de Kesmakuran, une ville du pays d’occident, avait émergé du chaos pour traverser Alhanroel en appelant la population de toutes les agglomérations à se joindre à lui pour instaurer un gouvernement stable auquel tout Majipoor se rallierait. Comment, grâce à son charisme autant que par les armes, il avait fait de ce rêve une réalité en fondant une monarchie non héréditaire, un système placé sous l’autorité d’un monarque auquel il avait donné le vieux titre de Pontife : « bâtisseur de pont », un monarque qui nommait un subordonné, le Coronal, à la tête de son administration et faisait de lui son successeur. Furvain expliquerait comment Dvorn et son Coronal, Lord Barhold, avaient obtenu le soutien de tout Majipoor et mis en place le mode de gouvernement qui était toujours en vigueur.
Viendrait ensuite le quatrième chant, un élément de transition où il décrirait l’émergence du monde moderne à partir des structures mises en place par Dvorn. La construction des générateurs d’atmosphère, ces machines qui permettraient de coloniser la montagne de cinquante mille mètres qu’ils baptiseraient le Mont du Château, et la fondation des premières cités sur ses pentes inférieures. Convaincu que les humains ne suffiraient pas à assurer la croissance d’un monde de cette taille, Lord Melikand avait lancé une politique d’immigration de Skandars, de Vroons, de Hjorts et autres extraterrestres afin qu’ils viennent grossir la population déjà en place. Ce chant s’achèverait sur l’exacerbation du conflit entre les hommes et les aborigènes qui se sentaient chassés de leurs territoires ancestraux par l’extension des colonies. Il parlerait des débuts de la guerre.
Le chant de Lord Stiamot, déjà terminé, deviendrait la clé de voûte de cet édifice. Mais Furvain prit à contrecœur conscience qu’il faudrait lui réserver plus de place. Étoffer ce passage s’imposait, quitte à le scinder en deux parties, voire en trois, pour traiter ce thème comme il se devait. Il ne pouvait passer sous silence les tourments moraux de Stiamot, l’épouvantable ironie du destin d’un pacifiste convaincu qui avait dû, pour assurer le salut de son peuple, mener une guerre impitoyable contre les propriétaires légitimes de Majipoor, des êtres innocents qui souhaitaient simplement garder la jouissance des terres de leurs ancêtres. La construction d’un château destiné au Coronal sur la cime du Mont, symbole de la victoire épique de Stiamot, serait le point culminant du poème, son pivot. Viendraient ensuite les derniers chants : celui où il raconterait le retour graduel à la paix, celui où il présenterait Majipoor comme un monde ayant mûri et pour finir un chant visionnaire qui n’avait pas encore pris forme dans son esprit mais où il espérait régler les problèmes posés par les causes d’instabilité en suspens, la profonde blessure que la guerre contre les métamorphes avait infligée à ce monde.
Furvain avait même trouvé le nom de cette œuvre. Il l’appellerait Le Livre des Changements, car tel était son thème, le retour éternel des saisons, le flux et le reflux incessants des événements, avec en contrepoint le thème sous-jacent immuable de la destinée de Majipoor. Les rois accédaient au pouvoir, atteignaient le faîte de leur gloire et disparaissaient, les mouvements s’amorçaient et s’interrompaient, mais la communauté planétaire progressait tels les flots d’un grand fleuve, suivant le lit tracé par le Divin, et tous les bouleversements n’étaient que des escales le long de son parcours. Un parcours jalonné de défis et de contre-mesures, l’incessante collision de forces opposées qui débouchait sur le triomphe inéluctable de Dvorn sur l’anarchie, le triomphe inéluctable de Stiamot sur les métamorphes, et – un jour, dans l’avenir – le triomphe inéluctable des vainqueurs sur les conséquences de leur victoire. Il savait que c’était ce qu’il devait démontrer : les structures qui résultent de l’écoulement du temps et prouvent que toute chose, même le refoulement des Changeformes, entrait dans le cadre d’un dessein immuable, la victoire de l’organisation sur le chaos.
Lorsqu’il n’écrivait pas, Furvain se sentait terrifié par l’énormité de ce qu’il avait entrepris et par son manque de qualifications pour composer une œuvre pareille. Mille fois, chaque jour, il repoussait la tentation d’en rester là. Mais il n’aurait pu se le permettre.
Tu dois changer d’existence, lui avait dit Dame Dolitha sur le Mont du Château, un événement qui semblait avoir eu lieu des siècles plus tôt. Oui. Ces paroles prononcées sèchement équivalaient à un ordre. Il avait changé de vie, et sa vie l’avait changé. Il était conscient de devoir continuer, terminer ce grand poème qu’il offrirait au monde en guise de rachat, afin de compenser tout le temps stupidement gaspillé. Kasinibon l’aiguillonnait sans relâche, pour le pousser lui aussi vers ce but. Il avait cessé de l’épier et de l’interroger, mais il l’observait constamment et jugeait de l’avancement de son œuvre à ses traits tirés et ses yeux larmoyants ; il déployait des trésors de patience et le sondait sans mot dire. Des pressions inexprimées auxquelles Furvain ne pouvait résister.
Il travaillait sans relâche, cloîtré dans ses appartements dont il ne sortait pratiquement plus que pour prendre ses repas. Il écrivait jusqu’au moment où l’épuisement menaçait de le terrasser, puis il s’accordait un court instant de repos avant de replonger en transe. Comme s’il avait entrepris un voyage dans une région infernale de l’esprit. Il se déplaçait avec appréhension le long de circuits détournés et malaisés qui serpentaient dans les ténèbres. Pendant des heures, il s’imaginait avoir été séparé de son guide alors qu’il n’avait pas la moindre idée de sa destination, et il était saisi de frayeur. Il avait des frissons et des tremblements, il était en sueur. Mais une lumière merveilleuse venait le nimber et il avait accès à de magnifiques prairies où l’attendaient des chants et des danses, la majesté des sons divins et des visions sacrées, et les mots se mettaient à couler de sa plume comme s’ils échappaient au contrôle de son conscient.
Les mois défilaient. Il y avait plus d’un an qu’il consacrait tout son temps à cette tâche. Les feuilles s’empilaient. Il ne travaillait pas de façon méthodique mais se tournait vers toute partie de son poème qui savait retenir son attention. Le seul chant qu’il considérait comme terminé était le central, le cinquième, la section clé concernant Stiamot ; mais il avait presque achevé les chants de Melikand et de Dvorn, ainsi que de longs passages de l’introduction qui avait pour thème l’implantation des premiers hommes. D’autres sections n’étaient encore que des ébauches et il n’avait pas écrit un seul mot du dernier chant. Il lui restait à raconter des épisodes complets de l’histoire de Stiamot, au début et à la fin de son existence. Cette façon de procéder était chaotique, mais il ne savait pas comment s’y prendre autrement. Tout serait réglé en temps voulu, de cela il était certain.