Il demandait à l’occasion à Kasinibon s’il avait reçu des réponses à ses lettres de rançon, pour s’entendre invariablement répondre : « Non, non, absolument rien de qui que ce soit. » C’était secondaire. Seul son travail avait de l’importance.
Puis, alors qu’il n’avait écrit que trois strophes du dernier chant, il eut soudain l’impression de se trouver au pied d’une barrière infranchissable ou au bord d’un gouffre sans fond. Il avait atteint un stade au-delà duquel il ne pourrait aller. Il avait déjà ressenti cela en diverses circonstances, mais c’était cette fois radicalement différent. Il avait précédemment ressenti le désir d’en rester là, une tentation rapidement chassée par l’impossibilité d’accepter l’humiliation d’un renoncement. Alors qu’il était à présent convaincu d’être incapable de progresser parce qu’il n’avait plus devant lui que des ténèbres.
Aidez-moi, pria-t-il sans savoir à qui il s’adressait. Guidez-moi.
Mais il ne reçut ni assistance ni conseils. Il était seul. Et, livré à lui-même, il ne savait quoi faire de tout ce qu’il avait eu l’intention d’utiliser pour le dernier chant. Il ignorait comment aborder le thème de la réconciliation avec les Changeformes – l’expiation de l’abominable et inévitable péché que l’humanité avait commis contre eux sur ce monde –, l’absolution, la rédemption et même un rachat. Car, près de dix millénaires après le règne de Dvorn et quatre millénaires depuis le règne de Stiamot, dans quelle mesure leurs peuples s’étaient-ils réconciliés ? Quelle expiation, quel salut ? Les métamorphes étaient toujours parqués dans la jungle de Zimroel, les humains contrôlaient tous leurs déplacements sur ce continent et leur interdisaient de se rendre partout ailleurs en Alhanroel. Ils n’étaient pas plus proches d’une solution qu’à l’arrivée du premier colon. La méthode de Lord Stiamot – les vaincre, les parquer à tout jamais loin au sud, en Zimroel, et réserver le reste de la planète aux humains – ne résolvait rien… ce n’était qu’un expédient brutal. Stiamot l’avait lui-même reconnu, conscient qu’il était trop tard pour renoncer à la colonisation de cette planète. Réécrire l’histoire de Majipoor était impossible. Et ainsi, pour sauvegarder les intérêts de milliards de colons, des millions d’aborigènes avaient perdu leur liberté.
Dès l’instant où Stiamot n’a pu trouver comment sortir de cette impasse, qui suis-je pour m’en prétendre capable ? se demanda Furvain.
Auquel cas, écrire le dernier chant serait impossible. Et – encore plus ennuyeux – il commençait à se dire qu’il ne réussirait pas non plus à terminer les passages inachevés. À présent qu’il avait perdu l’espoir de couronner cet édifice avec la conclusion qu’il comptait lui donner, l’inspiration semblait l’avoir fui. S’il tentait de progresser malgré tout, il ne ferait sans doute que gâcher ce qu’il avait déjà en diluant la puissance évocatrice de ces poèmes par des ajouts de qualité médiocre. Et il prenait conscience avec désespoir que, même s’il parvenait à aller jusqu’au bout de cette œuvre, il ne pourrait la révéler au monde. Nul ne croirait qu’il en était l’auteur. Tous penseraient à un plagiat, une supercherie ; il deviendrait un objet de mépris. Mieux valait ne rien publier plutôt que de se faire couvrir d’opprobre, estima-t-il finalement.
Et la distance séparant cette conclusion de la décision de détruire le manuscrit était infime.
Il alla chercher toutes les copies et tous les brouillons dans les placards et recoins de l’appartement que Kasinibon lui avait attribué, pour entasser le tout sur la table. La pile était impressionnante. Les jours où il se sentait trop las ou à court d’inspiration pour poursuivre la composition de cette œuvre, il s’occupait en rédigeant des copies additionnelles des textes existants, afin de minimiser le risque d’être privé par accident du fruit de son labeur. Il avait gardé toutes les pages mises au rebut, les strophes biffées, celles réécrites. Il y avait là un monceau de papier impressionnant. Il faudrait probablement des heures pour que tout soit réduit en cendres.
Il préleva une liasse de deux ou trois centimètres d’épaisseur au sommet de la pile et alla la poser dans l’âtre.
Il trouva une allumette. Il la gratta et contempla sa petite flamme pendant un court moment avant de la tendre posément vers l’angle de la liasse.
« Que faites-vous ? » s’exclama Kasinibon en se précipitant dans la pièce.
Le petit homme abattit aussitôt le talon de sa botte sur l’allumette qui se consumait pour la broyer sur la pierre de l’âtre. Le feu n’avait pas eu le temps de se communiquer aux feuilles du manuscrit.
« Ce que je fais ? Je brûle mon poème, répondit très calmement Furvain. Ou, plus exactement, j’essaie de le brûler.
— Quoi ?
— Le brûler.
— Vous êtes fou ! Les contraintes imposées par votre œuvre vous ont privé de raison !
— Non, je me considère parfaitement sain d’esprit. Mais je ne puis continuer, c’est désormais une certitude. Et, après en avoir pris conscience, j’ai estimé qu’il valait mieux tout détruire. »
Ce fut d’une voix basse et privée d’émotion qu’il résuma ce qui lui avait traversé l’esprit au cours de la dernière demi-heure.
Kasinibon l’écouta sans l’interrompre puis resta un long moment silencieux. Ce fut en contemplant la fenêtre par-delà l’épaule de son interlocuteur qu’il déclara d’une voix à peine audible : « J’ai un aveu à vous faire, Furvain. J’ai reçu votre rançon la semaine dernière. Versée par votre ami le duc. Je n’ai pas osé vous le dire, car je tenais à vous voir terminer ce poème et je savais que vous y renonceriez si je vous autorisais à regagner Dundilmir. J’ai conscience d’avoir mal agi. Je n’ai pas le droit de vous retenir ici plus longtemps. Faites comme bon vous semble, Furvain. Partez, si ça vous chante ! Mais – je vous en conjure – ne détruisez pas ce que vous avez écrit. Laissez-m’en un exemplaire.
— J’ai décidé de tout réduire en cendres. » Les yeux de Kasinibon se rivèrent aux siens et ce fut plus énergiquement qu’il s’exprima, de sa voix sèche et cinglante de chef de bande. « Non. Je vous l’interdis. Remettez-moi ces feuilles de votre plein gré ou je vous les prends de force ! » Furvain ne put s’empêcher de sourire. « Je constate que je suis toujours votre prisonnier. Avez-vous effectivement reçu le montant de ma rançon ?
— Je puis vous le jurer. »
Furvain hocha la tête. Il n’avait à son tour rien à dire. Il tourna le dos au hors-la-loi pour s’intéresser aux flots rouge sang de la Mer.
Terminer ce poème était-il vraiment irréalisable ? Un étourdissement le fit tituber et il perçut une force inattendue tout au fond de son être. L’aveu que Kasinibon venait de lui faire avec un air penaud avait emporté des barrières. Il n’avait plus l’impression de se dresser devant un obstacle infranchissable. La voie était de nouveau dégagée et il avait le dernier chant à sa portée.
Y inclure la réponse au problème posé par les Changeformes n’était pas une nécessité. Au cours des quarante siècles écoulés depuis le règne de Stiamot, aucun Coronal ou Pontife n’avait trouvé la solution ; pourquoi un simple poète en aurait-il été capable ? Il s’agissait là de questions politiques qui n’étaient pas de son ressort. Sa tâche consistait simplement à écrire des poèmes. Dans Le Livre des Changements, il offrirait à Majipoor un reflet de son passé ; il n’avait pas à lui révéler son avenir. Pas de façon explicite, à tout le moins. Il laisserait l’histoire suivre son cours.