— Steetmoy », lançait quelqu’un, au dernier rang. Furvain lorgnait un court instant le fond de sa coupe, comme s’il y lisait un poème déjà composé, avant d’inhaler à pleins poumons et de se lancer dans une parodie d’épopée aux hexamètres parfaitement équilibrés et aux anapestes irréprochables, concernant un Pontife pris d’une envie soudaine de saucisses de steetmoy, une créature féroce à la fourrure blanche vivant au nord de Zimroel, ce qui motivait l’envoi du plus paresseux et couard de tous les courtisans dans cette contrée lointaine. Il improvisait sans s’accorder le moindre répit pendant huit à dix minutes, jusqu’à ce que son récit, tout impromptu qu’il fût, eût un prologue, un développement et une fin désopilante qui lui valait un déluge d’applaudissements enthousiastes et une nouvelle flasque de vin.
Si Aithin Furvain s’était donné la peine de compiler ses œuvres, il en aurait résulté de nombreux recueils de poésie ; mais il avait pris l’habitude de jeter les poèmes qu’il venait de griffonner pour n’en conserver qu’un nombre insignifiant. On devait à la prévoyance de ses amis la préservation de textes qu’ils avaient copiés et fait circuler. C’était pour lui sans importance. Écrire des vers était dans son cas aussi facile et naturel que respirer, et il ne voyait aucune raison de garder précieusement ses improvisations rapides. Il ne s’agissait pas d’œuvres d’art dignes d’être transmises à la postérité comme les tunnels de son père.
En tant que monarque junior de Majipoor, Sangamor le Coronal avait eu un règne ponctué de réussites jusqu’au jour où le Divin avait invité le vénérable Pelxinaï à regagner la Source de toute chose, après trente années de Pontificat, et qu’il lui avait succédé. Devenu le nouveau Pontife, il avait dû quitter le Château et s’installer dans le palais que la constitution attribuait au doyen des gouvernants, loin au sud dans les profondeurs du Labyrinthe où il resterait jusqu’à la fin de ses jours. Ses fils étaient censés lui rendre visite à l’occasion, ce qu’Aithin Furvain avait fait peu après son investiture. Mais il n’avait aucun désir de retourner en ce lieu qu’il trouvait bien trop obscur et lugubre à son goût. Il était d’ailleurs probable que son père ne s’y plaisait guère, lui non plus ; mais Sangamor avait su en devenant Coronal qu’il finirait ses jours dans ces boyaux souterrains. Furvain n’était pas soumis à l’obligation d’y résider, pas même d’y aller s’il ne le souhaitait pas. Et comme il ne s’était jamais senti très proche de son père, il ne voyait aucune raison de s’infliger une pareille corvée.
Il avait également pris ses distances avec le Château. À l’époque où son père y régnait encore, il s’était aménagé une résidence secondaire à Dundilmir, une des cités situées bien plus bas sur la Pente, au pied de cette roche gigantesque qu’était le Mont du Château. Après avoir hérité des biens et du titre de duc de Dundilmir, Tanigel, un camarade d’étude devenu son meilleur ami, lui avait offert une propriété relativement modeste qui surplombait la région volcanique connue sous le nom de Vallée Ignée. Furvain lui servait en contrepartie de bouffon, de joyeux compagnon de ribote et de compositeur de vers comiques à la demande. Que le fils d’un Coronal reçoive un tel présent d’un simple duc pouvait prêter à controverse, mais Tanigel avait constaté que son statut de cinquième enfant ne s’accompagnait pas de rentes suffisantes pour garantir son indépendance financière, et il savait aussi que Furvain en avait plus qu’assez de fainéanter au Château et souhaitait changer le décor de sa vie oisive. N’étant pas du genre à se draper dans sa dignité, Furvain s’était empressé d’accepter et il avait passé la majeure partie de ces dernières années dans sa propriété de Dundilmir, occupé à brailler en compagnie de son ami et autres buveurs prospères, ne montant au Château érigé au sommet du Mont que pour des cérémonies aussi importantes que l’anniversaire de son père. De simples actes de présence auxquels il avait d’ailleurs mis un terme quand Sangamor avait accédé au Pontificat et déménagé pour le Labyrinthe.
Même l’existence insouciante qu’il menait à Dundilmir avait au fil du temps perdu de ses attraits. Désormais quadragénaire, Furvain ressentait une chose nouvelle pour lui, une vague insatisfaction qui le rongeait. Il n’avait pourtant aucune raison de se plaindre. Il vivait sans se priver, entouré d’amis joyeux et sympathiques, béats d’admiration devant le talent mineur qu’il exerçait si bien ; sa santé était excellente ; il pouvait faire face aux dépenses ordinaires d’une vie fondamentalement raisonnable ; il lui arrivait très rarement de s’ennuyer et il n’était jamais à court de compagnons ou de maîtresses. Et néanmoins, il éprouvait parfois au tréfonds de son être une douleur sourde, un malaise inexplicable et injustifié. C’était pour lui une chose inédite, déconcertante et incompréhensible.
Il estima que voyager lui permettrait peut-être de s’en débarrasser. Il était un citoyen du plus vaste, du plus grandiose et du plus beau de tous les mondes, et il n’en avait admiré qu’une infime partie : le Mont du Château et une douzaine des cinquante cités qui s’y dressaient, auxquelles il convenait d’ajouter la Vallée de la Glayge… un lieu agréable mais sans grand intérêt découvert le jour où il était allé rendre visite à son père au fin fond du Labyrinthe. Il lui restait tant de choses à découvrir : les villes légendaires du sud telles que Sippulgar et Arvyanda la dorée, Kétheron aux innombrables tours et les villages sur pilotis du lac Roghoiz, sans parler des centaines, pour ne pas dire des milliers, d’autres sites éparpillés tels des joyaux dans l’immensité d’Alhanroel. Il y avait aussi, loin de l’autre côté de la mer, le continent fabuleux de Zimroel qui regorgeait de choses merveilleuses et quasi féeriques dont il ne savait pratiquement rien. La vie d’un homme était bien trop brève pour qu’il pût tout visiter.
Mais il prit en fin de compte une direction diamétralement opposée. Grand amateur de voyages, le duc Tanigel souhaitait aller visiter les contrées d’orient, ces territoires déserts et en grande partie inexplorés qui s’étendent du Mont du Château aux berges de la Grande Mer. Dix millénaires s’étaient écoulés depuis l’installation des premiers humains sur Majipoor, un laps de temps amplement suffisant pour défricher un monde de dimensions normales ; mais celui-ci était si vaste que même ces cent siècles de croissance de la population n’avaient pas permis aux colons de s’implanter dans ses territoires les plus lointains. La voie de l’expansion les avait éloignés du cœur d’Alhanroel, jusqu’à la Mer Intérieure qui séparait ce continent de Zimroel puis au-delà. Mais, à l’exception de quelques incorrigibles vagabonds, peu de gens étaient un jour partis vers le levant. Il y avait là-bas Vrambikat, un village misérable niché dans une vallée brumeuse pratiquement plongée dans l’ombre du Mont. Tout laissait supposer qu’il n’y avait plus loin aucune colonie, rien qui était mentionné dans les registres des collecteurs de taxes du Pontife. Peut-être trouvait-on çà et là quelques maisons, mais ce n’était pas une certitude. Furvain savait cependant que cette région faiblement peuplée regorgeait de sites merveilleux uniquement décrits dans les mémoires d’explorateurs intrépides. La Mer écarlate de Barbirike, l’essaim de lacs connus sous le nom des Mille Yeux, l’immense gorge serpentine longue de cinq mille kilomètres et d’une profondeur insondable appelée le Rift de la Vipère, et, plus spectaculaires encore, le Mur Igné, la Résille de Gemmes, la Fontaine de Vin, les Collines qui dansent… dans la plupart des cas de simples mythes, des inventions d’aventuriers plus imaginatifs que fiables.
Le duc Tanigel proposa donc d’organiser une expédition pour explorer ces terres mystérieuses. « Nous irons toujours plus loin, peut-être même jusqu’à la Grande Mer ! s’exclama-t-il. Toute la cour nous accompagnera. Qui pourrait dire ce que nous découvrirons ? Et toi, Furvain… tu coucheras tout cela par écrit, tu rédigeras un récit épique qui passera à la postérité, un classique pour les siècles à venir ! »