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S’il n’avait pas son pareil pour échafauder des projets grandioses et les peaufiner dans leurs moindres détails, le duc Tanigel manquait toutefois d’énergie pour les transposer du rêve à la réalité. Avec son entourage, il consacra des mois à étudier des cartes et des récits de voyages, des textes vieux de centaines ou de milliers d’années, et ils établirent des tracés de la route qu’ils suivraient dans ce qui n’était, en fait, qu’un désert privé de toute piste. Furvain s’était plongé à corps perdu dans cette entreprise et il lui arrivait fréquemment de rêver qu’il planait tel un oiseau au-dessus de contrées inexplorées à la beauté et à l’étrangeté inconcevables. Il rongeait son frein en attendant leur départ, et il finit par comprendre que ce voyage vers les contrées d’orient comblerait en lui un besoin dont il avait ignoré l’existence. Le duc poursuivait ses préparatifs sans fixer la date de cette expédition, et Furvain prit finalement conscience qu’elle ne dépasserait jamais le stade de simple projet. Tanigel ne ressentait pas le besoin de partir au loin, seulement celui d’imaginer qu’il le ferait un jour. Et Furvain, qui n’avait jamais parcouru une distance digne de ce nom et qui trouvait la solitude pesante, décida de s’aventurer seul dans les contrées d’orient.

* * *

Même ainsi, il eut besoin d’un petit coup de pouce qu’il reçut de façon inattendue.

Au cours d’une période placée sous le sceau de l’hésitation et des incertitudes, d’une forte tension nerveuse et de nombreux soucis, il se rendit au Château pour étudier des cartes d’explorateurs qu’il n’était possible de consulter qu’à la Bibliothèque royale. Mais, arrivé à destination, il trouva les immenses salles de cet édifice rebutantes et il retourna visiter les célèbres tunnels que son père avait fait creuser à l’intérieur d’une flèche de roche du versant ouest qui surplombait le sommet du Mont de quelques centaines de pieds.

Il s’agissait d’une longue rampe spiralée qui s’élevait au cœur de ce pic. Dans les forges des ateliers secrets des guildes royales, loin dans les profondeurs du Château du Coronal, les artisans de Sangamor avaient créé la pierre synthétique colorée et luminescente qui doublerait les parois de ces boyaux ; ils l’avaient fondue en grandes dalles puis, sous la supervision directe du Coronal, des maîtres maçons avaient façonné ces blocs de matière chatoyante en dalles rectangulaires ayant toutes les mêmes dimensions, avant de les assujettir au mortier sur les parois et le plafond de chaque salle en respectant des palettes de couleurs soigneusement graduées. Les yeux des visiteurs étaient soumis aux chocs d’émanations palpitantes, vibrantes : jaune soufre ici et safran là, topaze dans la salle suivante, émeraude, marron puis une explosion rouge vif à couper le souffle, avant de retrouver des tonalités plus paisibles telles que mauve, bleu-vert et chartreuse. C’était une symphonie chromatique, une cataracte intarissable. Furvain y resta deux heures. Il passait d’une salle à la suivante en ressentant une fascination et une jubilation croissantes, jusqu’à saturation. Des explosions, ou plutôt des phénomènes qui y ressemblaient en tout point, se produisaient au plus profond de son être. Il avait des vertiges et des nausées. La puissance et l’intensité du spectacle qui s’offrait à lui écrasaient son esprit. Il était tremblant et ébranlé par ce qui palpitait dans sa poitrine. Battre en retraite s’imposait. Il se précipita vers la sortie, conscient qu’il aurait autrement dû s’agenouiller dans les trente secondes.

De retour à l’extérieur, il referma ses doigts sur le garde-fou, en sueur et ébloui. Lorsqu’il recouvra un calme relatif, la violence de sa réaction le laissa perplexe. Les troubles physiques avaient disparu, mais il subsistait quelque chose, une angoisse tout d’abord difficile à analyser dont il réussit néanmoins à identifier la cause : tant de splendeur avait fait naître en lui l’admiration proche de l’extase religieuse qu’inspire le sacré, une sensation qui s’était rapidement transmuée en prise de conscience écrasante, destructrice, de sa médiocrité.

Il avait toujours considéré ces tunnels comme une curiosité que son père avait eu la lubie de faire construire un jour. Mais à présent, après avoir une fois de plus connu cette étrange hypersensibilité proche de la neurasthénie qui caractérisait depuis peu ses humeurs, il venait de percevoir l’importance de l’œuvre de son père. Cela l’emplissait de ce qui devait être de l’humilité, un sentiment auquel il n’avait jamais été particulièrement sensible. Et n’avait-il pas des raisons d’être modeste ? Il avait vu une chose exceptionnelle, admirable. Malgré tout le soin qu’il devait consacrer aux affaires de l’État, Lord Sangamor avait puisé au plus profond de lui-même la force et l’inspiration que réclamait la création d’un véritable chef-d’œuvre.

Alors que lui… alors que lui…

L’impact que cette révélation avait eu sur son ego faisait toujours vibrer son être, ce soir-là. Plutôt que de se rendre à la Bibliothèque ainsi qu’il en avait eu l’intention, il prit des dispositions pour dîner en compagnie d’une de ses anciennes maîtresses dans le restaurant aérien qui surplombe la Grande Cour de Melikand. Dame Dolitha était une femme très belle, aux cheveux bruns et au teint olivâtre, délicate et pleine d’esprit. Dix ans plus tôt, ils avaient eu une liaison d’un semestre placée sous le signe de la passion. Finalement, une brusquerie que rien ne venait tempérer, une forte propension à dire des vérités qu’il eut mieux valu passer sous silence et une façon sardonique d’exprimer la plupart de ses opinions avaient eu raison du désir qu’elle lui inspirait. Mais Furvain appréciait toujours autant la compagnie des femmes intelligentes, et la franchise terrifiante qui l’avait chassé de son lit la rendait précieuse en tant qu’amie. Il avait veillé à préserver leur camaraderie après leur rupture, la fin de rapports d’une nature plus intime. Elle était désormais pour lui aussi proche qu’une sœur.

Il lui expliqua ce qu’il avait vécu un peu plus tôt dans les tunnels.

« Qui aurait pu s’y attendre ? conclut-il. Un Coronal doublé d’un véritable artiste ! »

De l’ironie fit pétiller les yeux de Dame Dolitha. « Croirais-tu ces choses incompatibles ? Le talent est inné et rien n’interdit à un artiste d’emprunter un chemin qui conduit jusqu’au trône. Les dons qu’il a reçus à la naissance ne disparaissent pas pour autant.

— Tu as probablement raison.

— Le pouvoir exerçait sur ton père une vive attirance, ce qui a pu absorber une partie de son énergie créatrice. Mais ce n’est pas ce qui l’a empêché d’exercer pour autant ses talents.

— La marque de sa grandeur, c’est que son âme est assez vaste pour lui avoir permis de faire les deux.

— Ou qu’il a de l’assurance à revendre. Naturellement, les choix dépendent des individus. Ils ne sont pas toujours judicieux. »

Furvain prit sur lui-même pour soutenir son regard, alors que son instinct l’incitait à détourner les yeux.

« Que dis-tu là ? Que j’ai eu tort de ne pas entrer dans la fonction publique ? »

Elle leva sa petite main à ses lèvres, pour dissimuler en partie un sourire moqueur.

« Loin de moi cette pensée, Aithin !

— Quoi, alors ? Allez. Dis-le ! Ce n’est pas un secret. Tu estimes que j’ai raté quelque chose ? Que j’ai fait mauvais usage de mon talent ? Tu penses que je l’ai gaspillé pour boire, jouer et distraire mon entourage avec des rimes à quatre sous quand j’aurais pu me cloitrer quelque part pour écrire un chef-d’œuvre philosophique, un ouvrage pompeux, morne et pesant, dont tous vanteraient les mérites sans avoir le moindre désir de le lire pour autant ?