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Le matelas, mince et dur, était moins confortable que celui de son lit de Dundilmir mais préférable au simple tapis qu’il avait déroulé à même le sol sous un dais d’étoiles au cours de ces dix derniers jours de voyage dans les contrées d’orient. Furvain s’abandonnait au sommeil lorsqu’il éprouva une sensation familière, les signaux que lui adressaient les poèmes se présentant à lui afin qu’il les autorise à prendre forme. C’était presque imperceptible, un embryon aux contours imprécis, mais il y décelait quelque chose d’inhabituel… pour quelqu’un tel que lui, à tout le moins. Inhabituel n’était d’ailleurs pas le mot juste, c’était… unique. Il était en présence d’une œuvre prodigieuse, sans précédent, un poème à la portée et à la profondeur bien plus grandes que ce qu’il avait écrit à ce jour, même s’il ignorait encore tout à son sujet. Les coups frappés aux portes de son esprit devenaient insistants et il acquérait la certitude que ce serait une chose magnifique, grandiose. De quoi émouvoir l’âme, le cœur et l’esprit : une œuvre qui serait à l’origine d’une transmutation chez tous ceux qui en prendraient connaissance. Il ne savait trop ce qu’il devait en faire, à présent que cela irradiait sa puissance, le crescendo d’une symphonie pleine de gravité et de jubilation. Mais, naturellement, le poème n’avait pas encore pénétré en lui… Il percevait son aura, pas le texte lui-même. L’œuvre restait dans l’ombre, elle n’apparaîtrait pas en pleine lumière de façon spontanée, et lorsqu’il se pencha pour la saisir elle l’esquiva avec la rapidité d’un bilantoon ombrageux pour se placer hors de portée et disparaître dans les voiles de ténèbres tendus au-delà de son conscient ; et elle ne revint pas, en dépit du fait qu’il resta très longtemps éveillé à l’attendre.

Il finit par renoncer pour chercher de nouveau le sommeil. Il savait qu’un poète ne devait jamais essayer de capturer sa muse, qu’elle n’approchait que lorsqu’elle y était disposée et que tenter de lui forcer la main était toujours voué à l’échec. Furvain ne pouvait néanmoins s’empêcher de s’interroger sur le thème de ce poème. Il n’avait pas la moindre idée de son sujet, et il se suspectait de ne pas en avoir été conscient même au cours de ce songe. Cela n’avait eu aucune spécificité, rien de tangible. La seule chose qu’il savait, c’était qu’il était exceptionnel, qu’il s’agissait d’une œuvre d’une grande portée, à la signification profonde et pleine de majesté. De cela, il en était certain… ou presque. Le chef-d’œuvre que tous l’estimaient capable d’écrire, lui excepté, s’offrait enfin à lui. Il venait titiller son esprit, le soumettre à la tentation sans lui révéler plus que son halo, son éclat extérieur, avant de s’éloigner en voletant comme pour se gausser de la paresse qui l’avait jusqu’à présent caractérisé. Une tragédie pleine d’ironie : le chef-d’œuvre non matérialisé d’Aithin Furvain. Le monde ne le connaîtrait pas et il pleurerait cette perte jusqu’à la fin de ses jours.

Ce qui était le comble de la stupidité. Quelle perte ? Son esprit embrumé par le sommeil avait voulu se moquer de lui. Ce qui n’était que l’ombre d’une ombre ne pouvait être assimilé à un poème. Considérer qu’il venait de laisser un chef-d’œuvre lui échapper était ridicule ! En vertu de quoi déterminait-il la valeur de ce qu’il n’avait même pas vu ? Comment portait-on un jugement sur ce qui refusait de prendre corps ? Il commettait un péché d’orgueil en s’affirmant que cela avait eu de la substance. Il savait que le Divin n’avait pas daigné lui offrir de quoi forger des poèmes dignes de passer à la postérité. Il n’était qu’un rimailleur superficiel et oisif, condamné à écrire des quatrains humoristiques et insouciants, pas des chefs-d’œuvre. Ce qui l’avait aguiché n’était qu’un spectre, une illusion engendrée dans un esprit épuisé et ensommeillé, les séquelles fantasmagoriques de sa conversation pour le moins surprenante avec maître Kasinibon. Furvain se laissa partir à la dérive et s’enlisa une fois de plus dans la somnolence, avant de perdre pied.

À son réveil, troublé par de vagues réminiscences fugitives du poème perdu, il ne sut tout d’abord où il se trouvait. Des murs de pierre nue, un lit étroit et dur, une meurtrière en guise de fenêtre par laquelle se déversait la clarté crue du soleil matinal ? Puis il recouvra la mémoire. Maître Kasinibon le gardait prisonnier dans sa forteresse. Il subit en premier lieu l’assaut de la colère inspirée par les brigands en maraude qui avaient interrompu ce qui aurait dû être un voyage initiatique, la quête d’une âme en peine à la recherche du salut ; puis il fut sensible à l’ironie de la situation avant de pester de nouveau contre cette ingérence dans son existence. Il savait néanmoins qu’entretenir son ressentiment n’était jamais constructif. Il devait prendre du recul et considérer tout ceci comme une aventure, de quoi alimenter anecdotes et poèmes avec lesquels il distrairait son entourage une fois de retour à Dundilmir.

Il prit un bain et se vêtit, avant de s’intéresser aux effets du jour naissant sur la surface paisible de l’eau qui, à cette heure matinale, avait des nuances plus purpurines qu’écarlates. Puis l’irritation l’assaillit une fois de plus et il allait et venait de pièce en pièce quand le Hjort lui apporta son petit déjeuner. En milieu de matinée, Kasinibon lui rendit une visite qui ne dura que quelques minutes, puis le temps ralentit jusqu’au moment où le Hjort revint avec le déjeuner. Furvain sonda son conscient pour y chercher des vestiges du poème oublié, mais c’était peine perdue et cela ne fit qu’instiller en lui des regrets aux causes imprécises. Il se retrouva sans autre occupation que de contempler la mer ; et si le paysage était effectivement sublime, avec une beauté qui se modifiait d’heure en heure en fonction de l’angle sous lequel le soleil l’éclairait, Furvain ne s’y intéressa qu’un temps avant de n’éprouver que de l’indifférence.

Il s’était muni de quelques livres qu’il escomptait lire au cours de son voyage, mais s’adonner à cette occupation ne le tentait guère. Les mots n’étaient pour lui que des signes sans signification alignés sur les pages. Il ne pouvait pas non plus se changer les idées en composant des poèmes. En repartant, le chef-d’œuvre nocturne illusoire avait emporté avec lui sa créativité. La fontaine qui avait coulé avec abondance tout au long de sa vie s’était mystérieusement tarie : il se retrouvait privé de poésie comme les murs de cet appartement l’étaient d’ornements. Il n’avait rien pour soulager sa solitude. Être seul ne l’avait à aucun moment incommodé. Il n’avait d’ailleurs jamais été véritablement confronté à ce problème, mais versifier ou jouer avec les mots était un moyen d’occuper son esprit qui, pour une raison incompréhensible, lui était soudain refusé. Au début de ce voyage dans les contrées d’orient, il avait découvert que l’isolement n’avait rien d’un fardeau, qu’il faisait là une expérience intéressante, stimulante et instructive ; il appréciait la nouveauté du paysage, découvrait la flore et la faune inhabituelles, sans oublier qu’il lui fallait relever les défis auxquels sont confrontés les voyageurs solitaires : préparer ses repas, chercher un emplacement où établir son campement pour la nuit, trouver une source pour étancher sa soif et faire bien d’autres choses encore. Alors qu’ici, enfermé dans ces petites pièces nues, il devait pour s’occuper puiser dans ses ressources intérieures, autrement dit la fertilité de son imagination poétique ; et, pour une raison qui lui échappait totalement, il en avait jusqu’à preuve du contraire perdu la clé.

Kasinibon revint peu après le déjeuner. « Allons-nous voir la Mer ?

— Nous allons voir la Mer. »

Le chef des bandits le précéda avec majesté dans sa forteresse, des salles de pierre qui renvoyaient des échos de leurs pas ; ils descendirent de plus en plus bas et atteignirent finalement un couloir débouchant sur un petit sentier tortueux de gravier ocre claire qui s’éloignait en dessinant une succession de lacets jusqu’au lac ensanglanté situé loin en contrebas. À la grande surprise de Furvain, Kasinibon n’avait aucune escorte. Le brigand ne s’était pas fait accompagner par un seul de ses hommes et il ne semblait pas redouter que son otage décide de l’assaillir.