Le printemps laissa place à l’été. L’air devint tiède, puis chaud. Il y avait une mare derrière la maison de Riander – laquelle, de l’extérieur, avait une centaine de pieds de long – et Riander y apprit à Adelrune à nager et à plonger. L’eau était bien plus fraîche et profonde que ce à quoi Adelrune s’attendait ; même à midi, seule la surface en était réchauffée par le soleil. Une fois qu’Adelrune eut acquis une certaine confiance, il s’adonna à plonger profondément vers le milieu de la mare, ouvrant ses yeux une fois sous l’eau et appréciant l’étrange perspective que cela lui procurait. Même s’il avait d’abord craint que la mare, de l’intérieur, soit aussi infiniment profonde que la maison était longue, il pouvait en toucher le fond avec sa main tendue, une couche de terre boueuse une brasse et demie sous la surface.
Les soirées devenaient longues et douces, et Riander ralentit l’instruction d’Adelrune quelque peu, soit parce qu’il jugeait que le garçon avait besoin de repos ou parce que lui-même se sentait paresseux – Adelrune ne pouvait en être sûr. Quand le soleil disparaissait sous la crête des collines avoisinantes, la combe se retrouvait plongée dans l’ombre sous un ciel encore brillant. Tous deux s’asseyaient à l’extérieur, sur un banc que Riander avait installé près de la porte. Le tuteur racontait de longues histoires décousues qui parlaient de tout et de rien, tandis que son pupille écoutait d’une oreille distraite, sachant très bien que dans ce cas cela n’avait aucune importance qu’il se rappelle l’histoire ou pas.
En ces moments-là, Adelrune se sentait envahi par une joie qu’il n’avait jamais connue de toute sa vie. Il oubliait la Règle, ses Préceptes et ses Commentaires, la routine abrutissante de sa vie à Faudace. Sa longue et monotone enfance était enfin derrière lui.
Une fois l’histoire de Riander terminée, l’air était devenu presque froid par comparaison avec le reste de la journée. Adelrune, déjà bercé jusqu’aux portes du sommeil, se levait et s’étirait, puis souhaitait une bonne nuit à Riander et se rendait au lit. Quand il se laissait tomber sur le matelas, une ou deux larmes perlaient à ses yeux. Ce n’était pas le mal du pays, ni le sentiment que son enfance était finie. C’était quand il réfléchissait à la longueur des années, depuis ses premiers jours avec le Livre des Chevaliers jusqu’au présent, que la tristesse le prenait. Et aussi, même s’il gardait la pensée à distance et n’y songeait que comme on regarde quelque chose à travers un voile, il se rappelait la poupée dans l’échoppe de Keokle. La quête qu’il avait fait vœu d’accomplir taraudait sa conscience, comme une aiguille piquant la peau. Il éprouvait un pressentiment de son retour à Faudace, bien qu’il lui parût étrangement lointain dans le temps et l’espace, aussi éloigné dans l’avenir que sa découverte du Livre des Chevaliers l’était dans le passé.
À mesure que l’été se rafraîchissait et virait à l’automne, Riander augmentait le rythme de l’éducation de son pupille. Il montrait de plus en plus de zèle comme instructeur, au point qu’Adelrune aurait pu de bonne foi l’accuser de vouloir l’éreinter. Mais même si la formation qu’il subissait était impitoyable, Adelrune ne se flétrissait nullement ; au contraire, il s’épanouissait. Sa maîtrise des disciplines chevaleresques était maintenant suffisante pour qu’il en tire une certaine fierté ; peut-être était-ce pour cela que Riander se montrait si implacable : de crainte que son élève ne perde le sens des proportions et n’oublie combien encore il lui restait à apprendre.
Une soirée du début de l’automne, presque six mois après l’arrivée d’Adelrune, Riander l’emmena loin le long du salon sans fin, tous deux transportant une lanterne pour s’éclairer. Sur une longue distance, des portraits étaient suspendus aux deux murs de la pièce. Le mur extérieur montrait tous les chevaliers que Riander avait formés, et le mur intérieur d’autres chevaliers de renom.
— Voici Sire Hawkins, le premier chevalier que j’ai formé. Son blason est un faucon sable en champ gueules. Il utilise de préférence la masse et porte une armure de cuir teinte à ses couleurs. Et voici Sire Pellaunce, tout en vert à part le foulard bleu que lui donna une dame dont je tairai le nom. Et là…
Ils continuèrent le long de la galerie de portraits. Adelrune fut très impressionné par le portrait de Sire Gliovold, arborant une fière barbe noire et brandissant une arme étrange, comme une épée à la lame triple. Sur le mur en face, les peintures étaient plus vieilles, plus ternes, leur style moins audacieux. N’importe, les personnages de renom qu’elles représentaient avaient tout de même fière allure. Ici se tenait Sire Ancelin au destin tragique, qui paya de sa vie pour qu’un dragon puisse enfin être occis ; là le malheureux Sire Krag, dont l’armure blanc et or était noire du sang des amis tués de sa propre main ; là le mystérieux Sire Cobalt, qui dissimulait son identité derrière une visière bleue toujours baissée, et dont la lutte contre Wirt, le souverain corrompu de Cuevelar, avait duré vingt années entières.
Ce ne fut qu’à leur retour qu’une idée frappa Adelrune.
— Dites-moi, demanda-t-il à Riander, combien de temps vous faut-il pour former un chevalier ?
— Cela dépend. Une année, deux tout au plus. Mes élèves sont de la plus haute qualité.
— Mais… il y avait presque deux douzaines de chevaliers peints sur le mur. Vous ne pouvez pas être assez vieux pour leur avoir tous enseigné leur art !
Le ton de Riander s’assombrit. « Cela a à voir avec la question du paiement », dit-il.
— Le Livre affirmait que nul n’avait à payer s’il ne pouvait ou ne le voulait pas…
— Et tu n’aurais pas non plus à le faire, si tu devais refuser. Le prix à payer n’est pas grand-chose et il est en même temps énorme. Nous en reparlerons. (Riander fit une pause, puis continua :) Adelrune, je suis un homme honnête, et je t’assure que le Livre disait la vérité. Celui qui ne veut pas n’aura rien à payer. Mais sache que tous mes élèves, sans exception, ont payé le prix que je leur ai demandé. Tous, sauf deux, ont juré de payer avant même de savoir de quoi il s’agissait. Devenir un chevalier n’est pas aussi simple que faire une balade en forêt. Tu seras transformé plus profondément que tu ne peux te l’imaginer.
— Vous m’effrayez !
— T’es-tu jamais demandé pourquoi on dit de tant de chevaliers, comme Sire Actavaron et Sire Julver, qu’ils ne connaissaient pas la peur ? C’est parce que, durant leur apprentissage, ils ont appris à la connaître. Ils ont goûté à ses extrêmes si souvent qu’après coup les choses qui terrifient les gens normaux ne leur paraissaient pas plus effrayantes qu’un insecte agressif, comparées aux horreurs qu’ils avaient déjà affrontées.
Adelrune ne dit plus rien ; il se rendit directement à sa chambre. Cette nuit-là, il pleura un temps, rêva de cages noyées dans une lumière rougeoyante, de larmes et de sang et d’un immense amas de jouets brisés, comme des soldats démembrés. Le matin venu, il retourna à son entraînement et ses études avec apparemment la même énergie qu’avant ; et pourtant, un voile de tristesse recouvrait toutes choses à ses yeux et refusait de se dissiper.
Une semaine ou deux plus tard, un soir, Riander s’assit sur le tapis, près du foyer, et fit signe à Adelrune de le rejoindre. Un feu brûlait dans l’âtre, même si la journée avait été plutôt douce. Le garçon s’assit, regardant les dessins du tapis sans les voir. Son humeur ne s’était pas améliorée ; il gardait le souvenir de ce que Riander lui avait appris récemment, mais presque de la même manière qu’il avait retenu les Préceptes de la Règle. Il se remémorait les mots parfaitement, mais il ne les comprenait plus vraiment ; la peau du fruit était intacte, mais le cœur pourrissait.