Pendant un long moment, Riander s’absorba dans la contemplation des flammes. Adelrune voyait son visage du coin de l’œil. Puis, toujours sans regarder son élève, Riander dit : « As-tu déjà entendu parler de la fin du monde, Adelrune ? »
— Oui, fit le garçon d’une voix atone. Les Didacteurs à l’école en parlaient souvent. « Quand la Règle triomphera du désordre, des champs de la loi les hommes récolteront le bonheur dans l’obéissance… »
— Non, pas dans ce sens-là, l’interrompit Riander. Je ne te parle pas de la fin du temps, mais de l’espace. La fin du monde : l’ultime frontière, le pays au-delà duquel il n’y a plus que l’océan sans limites.
Adelrune leva les yeux. Riander le regardait maintenant.
— À la Maison Canoniale, dit le garçon, on m’a appris que le monde est rond comme une balle ; il n’a pas de bornes en tant que telles.
— Tu m’as dit plus d’une fois que tu n’as jamais cru à la Règle. Croyais-tu aux autres enseignements de la Maison Canoniale, mis à part les lettres et l’arithmétique ? Alors pourquoi celui-ci ? Les Didacteurs avaient tort : la véritable forme du monde ne saurait être exprimée par une métaphore aussi simple.
Riander avait maintenant capté toute l’attention d’Adelrune. Il poursuivit :
— Non loin de la fin du monde est situé un petit royaume appelé Ossué. Au-delà d’Ossué, à la toute fin du monde, est un autre, minuscule royaume, du nom de Yeldred. Or, les gens d’Ossué haïssent la mer et restent sur la terre ferme en toutes circonstances ; alors que ceux de Yeldred aiment l’eau et passaient jadis le plus clair de leurs vies à construire de grands vaisseaux dans lesquels ils voguaient sur l’océan sans fin.
« Vint un temps où toutes les forêts de Yeldred furent épuisées ; dans tout le pays, il ne se trouvait plus un arbre encore debout, à part les douze chênes sacrés du verger royal, lesquels ne sentiraient jamais la morsure de la hache. Yeldred cessa donc de construire des vaisseaux, son peuple se contentant de la vaste flotte qu’il possédait déjà. Mais le passage des années ne fut pas tendre avec les vaisseaux de Yeldred. Certains sombrèrent dans la tempête, d’autres brisèrent irrémédiablement leur coque sur des récifs ; d’autres encore naviguèrent si loin sur l’océan sans limites qu’ils ne revinrent jamais au port d’Argalve. Vint un jour où trois vaisseaux seulement restaient à Yeldred, tous les trois en urgent besoin de radoub – ils ne tenaient plus ensemble que par pur entêtement.
« Le roi de Yeldred conçut alors un plan grandiose, par lequel son peuple bâtirait de nouveau des vaisseaux ; ou plutôt, un vaisseau. Un seul vaisseau si vaste que sa nation tout entière pourrait vivre à son bord, un navire si lourd que les tempêtes le craindraient, un vaisseau si riche qu’il se suffirait presque à lui-même, qui voguerait au large des rives de l’humanité et ferait commerce pour les quelques bagatelles qu’il ne pourrait produire tout seul.
« Les trois navires survivants ne fourniraient jamais assez de bois pour ce projet. Ainsi Yeldred dut-il acheter son bois à Ossué. Voilà maintenant des décennies et des décennies que cela dure. Et le peuple d’Ossué vend son bois très, très cher. Chaque année, sept fois sept jeunes hommes et femmes parmi les plus beaux du pays doivent quitter Yeldred à jamais pour aller vivre en Ossué, engendrer des enfants vigoureux pour ce royaume.
« De cette manière, Ossué devient plus fort chaque année, tandis que Yeldred s’affaiblit. Le peuple de Yeldred le sait très bien. Mais, disent-ils, le Vaisseau se construit. Pour eux, cela est plus important que tout le reste.
— Vous me dites, soupira Adelrune, que je dois être prêt à faire des sacrifices pour atteindre mon but, comme le peuple de Yeldred.
— Pas du tout. Je crois que le peuple de Yeldred est un peuple de fous. Je crois que perdre le fleuron de leur jeunesse pour construire leur grand navire est une abomination. Un jour viendra où leur royaume sera taillé en pièces par les armées d’Ossué ; ce jour-là, ils se retrouveront crucifiés aux membrures de leur propre Vaisseau.
Adelrune rit brièvement de la folie du peuple de Yeldred. Il voulut prendre une inspiration, mais se rendit compte que son rire n’avait pas cessé, qu’il s’était amplifié. Ses yeux le brûlaient. Puis il se mit à pleurer en face de Riander, lui qui s’était juré qu’il mourrait de honte avant de s’abandonner ainsi.
Il finit par s’essuyer les yeux et recouvrer son souffle. Sa crainte avait été lavée par les larmes ; il regarda son tuteur dans les yeux et demanda :
— Quel est le prix de votre enseignement, Riander ?
— Six ans de ta jeunesse. C’est par cet échange que je préserve ma propre existence des atteintes du temps. Mais je te le redis : tu n’es aucunement forcé de payer.
Adelrune se rappela ce qu’Œil-de-Braise avait dit sur sa richesse.
— Que m’arrivera-t-il si je paie ?
— Tu vieilliras de six ans. Dans un sens, ce sera à ton avantage, puisque cela te conférera le corps d’un homme. Mais en fin de compte, j’aurai volé six années de ta vie. Je ne te le cacherai pas.
— Le prix à payer m’effrayait bien davantage avant que je sache de quoi il s’agissait, dit doucement Adelrune.
— Il en est souvent ainsi.
— Et je le paierai.
Adelrune savait qu’un vrai chevalier n’aurait pu faire autrement.
La magie était contenue dans une coupe du verre le plus noir qui soit, opaque et luisant, comme de la pierre mouillée.
— Vois les anneaux de métal qui ont été sertis à l’intérieur, expliqua Riander à Adelrune. Une fois que la coupe aura commencé à se remplir, garde ton attention sur ces anneaux. Tu dois laisser le niveau du liquide atteindre le sixième, mais pas plus haut. Il te faut à tout prix garder ton attention sur les anneaux ! Si tu t’abîmes dans une transe, ta vie tout entière se déversera dans la coupe et il n’y aura rien à faire pour te sauver.
Adelrune hocha la tête. Il fixa son attention sur l’intérieur de la coupe, compta les six anneaux et les recompta, marquant la position du sixième fermement dans son esprit. Du coin de l’œil, il vit Riander reculer d’un pas et croiser les bras. Adelrune prit une profonde inspiration et amena la coupe à ses lèvres.
Il s’était attendu à une certaine douleur, mais il ne ressentait qu’une vague lassitude, comme à l’approche du sommeil. Du liquide coulait de sa bouche ; il n’était pas tout à fait insipide : en se concentrant, Adelrune pouvait y discerner comme un arrière-goût de vin… Il cligna des yeux. Dormait-il, un instant auparavant ? Il regardait dans le vide, l’image de la coupe était double à ses yeux ; les anneaux brillants, dédoublés, formaient un étrange dessin.
Les anneaux ! Où était rendu le liquide ? La panique se saisit de lui, força son esprit à sortir de la transe. Il se remémora la position du sixième anneau. Le liquide était à ce moment même en train de le noyer.
Adelrune arracha la coupe à ses lèvres et faillit s’effondrer, haletant, couvert de sueur. Riander se tenait à deux pas de lui, les bras toujours croisés. Son visage marqué par l’inquiétude se détendait, il poussait un soupir de soulagement.
Adelrune, outré, s’écria :
— Et pourquoi ne vous êtes-vous pas tenu à mes côtés, maître, pour m’enlever la coupe si je me perdais dans le charme ? Si mon attention avait vagabondé un instant de plus, c’en était fait de moi !
Riander baissa les yeux. Il dit d’une voix douce :
— Je pourrais te donner deux raisons. La première, c’est que le processus ne dure qu’un instant, justement, et que toi seul peux choisir le bon moment pour retirer la coupe. La seconde, c’est que ceci est l’une des épreuves de la chevalerie, que ceux qui y échouent n’étaient pas dignes.