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« Ou je pourrais te donner la troisième raison : que pour mon élève Perradis, j’étais à ses côtés, que j’ai bel et bien arraché la coupe quand j’ai senti qu’il s’était perdu dans le charme – et que je n’oublierai jamais comment son corps s’est vidé de tout son sang, comme du vin jaillissant d’une outre fendue. La coupe est ainsi façonnée : seul celui qui en use peut impunément la retirer.

Les mains de Riander se refermèrent sur la coupe, mais ne la retirèrent pas de la prise d’Adelrune. Il dit :

— Tu peux encore reculer ; bois la part de ta vie qui est dans la coupe, et tout sera comme avant.

Mais son visage trahissait la soif qui l’habitait. Adelrune ne reviendrait pas sur sa décision ; il laissa aller la coupe. Riander la porta à ses lèvres et but.

— Tu as triomphé d’une des horreurs de ton apprentissage, Adelrune, dit-il quand il eut fini. Va te coucher, maintenant. Tu es épuisé et tu as davantage besoin de sommeil que tu ne peux le comprendre.

Adelrune hocha la tête et sortit. Il savait que ce dont Riander avait le plus besoin, c’était d’être seul avec sa propre honte et son remords.

*

La douleur et une faim vorace le réveillèrent. Une brûlure partait de la moelle de ses os, s’épanouissait le long de sa colonne vertébrale, enfonçait des clous de souffrance dans ses extrémités. Le couvre-lit le serrait comme un linceul ; Adelrune le rejeta d’un mouvement convulsif des bras. Il s’assit dans le lit ; un vertige le saisit. Il appela Riander ; sa voix se brisa à mi-syllabe, le nom se termina en un croassement rauque.

Une démangeaison féroce naquit le long de sa mâchoire ; il leva une main pour se gratter, sentit les poils de sa barbe râper ses doigts. Puis il remarqua sa main, ses doigts énormes, osseux, les veines saillant sous la peau, un duvet noirâtre recouvrant la chair jusqu’aux jointures.

Adelrune avait su qu’il changerait, mais la peur le tenaillait quand même face à la réalité. Il posa ses pieds par terre – sa chemise de nuit était absurdement courte, elle dévoilait ses parties génitales, qui s’ornaient maintenant de poils aussi rudes et bouclés que de la paille de fer ; son sexe se gonflait monstrueusement de son propre chef, une note supplémentaire dans le concert de douleurs qui le torturaient ; il tenta de faire un pas, mais ses jambes étaient si longues qu’elles refusaient de lui obéir comme avant ; il s’affala sur les dalles du plancher.

Puis Riander fut là ; il aida Adelrune à enfiler ses propres vêtements, car ils avaient maintenant tous deux presque la même taille ; Riander l’emmena à la cuisine, et la bouche d’Adelrune s’emplit soudain de salive ; frénétiquement, il se gava, incapable d’apaiser la faim qui lui tordait l’estomac plus férocement à chaque bouchée. Une vague de souffrance éclôt en lui ; il vit sa main grandir sous ses yeux, ses jambes s’allonger encore ; sa dernière dent de lait tomba de sa bouche en tintant sur l’assiette de porcelaine, pour être remplacée par sa sœur permanente.

Après une éternité, ce fut fini ; Adelrune se retrouva couché sur son lit, lequel avait épouvantablement rapetissé, au point qu’il s’attendait à en tomber au moindre mouvement.

— Tu as grandi de presque un pied, dit Riander, qui se tenait à son chevet, et tu me dépasses maintenant d’un pouce entier. Ta carrure est nettement plus forte que la mienne. Je vais devoir te coudre de nouveaux vêtements.

Adelrune tourna la tête pour regarder Riander. Les rides au coin des yeux de son tuteur s’étaient légèrement estompées, et peut-être son visage était-il plus rond, mais c’était le seul indice que Riander avait récupéré six ans de sa vie. Cela, et la honte qui brûlait au fond de son regard.

— Demain, nous devrons revenir au tout début de ton apprentissage ; tu as le corps d’un homme, maintenant, et tu dois réapprendre jusqu’au moindre réflexe. Par contre, tu t’apercevras que toutes tes armes se sont mystérieusement allégées.

— Je ne regrette rien, Riander, dit Adelrune de la voix grave qui était désormais la sienne.

Son tuteur ne répondit que par un sourire triste.

5. Un ami défunt

L’automne fut rude cette année-là, froid et humide. Du verger au fond de la combe, Riander récolta de pleins paniers de fruits, dont la plupart finirent en confitures. Quelques jours plus tard, Adelrune fut réveillé avant l’aube par un bruit étrange, comme d’immenses voiles claquant dans le vent. Regardant par la fenêtre de sa chambre, il distingua dans l’obscurité un tourbillon de mouvement confus devant la maison.

De crainte qu’un quelconque ennemi ne soit à leurs portes, il s’habilla en toute hâte, enfila une tunique de cuir clouté et ceignit une épée à son côté. Riander était déjà à la porte et sourit de le voir ainsi accoutré.

— Je suis heureux de te voir si rapide à réagir, dit-il. Tu as bien appris l’importance de la promptitude. Mais ceci n’est ni une urgence ni une menace ; j’aurais dû te dire que j’attendais une livraison ces jours-ci.

— Une livraison ?

Riander ouvrit grand la porte et montra à Adelrune un assortiment de sacs et de caisses sur le sol.

— De la nourriture, dit-il. Un vieil ami m’envoie ses bons vœux et une cargaison de marchandises chaque automne, par l’intermédiaire d’un courrier plutôt spécial. Viens, rentrons tout ça à l’intérieur, il pourrait se remettre à pleuvoir et je veux garder les sacs de farine au sec.

Ils transportèrent les sacs et les caisses jusqu’à la cuisine. Adelrune, qui n’était pas encore pleinement habitué à la transformation de son corps, s’étonna de la légèreté du fardeau, mais se montra maladroit à le manœuvrer.

— Quel ami est-ce donc qui vous fait de telles largesses ? demanda-t-il à Riander alors qu’ils terminaient d’entreposer le tout dans le garde-manger.

— Un homme mort, dit Riander d’une voix mélancolique. Je l’ai rencontré au début de ma vie, et il était déjà vieux alors. Il s’est éteint il y a bien longtemps, mais une empreinte de sa volonté demeure sur ce monde. Chaque année, ses serviteurs, qui lui obéissent toujours, m’apportent de la nourriture en complément de ce que je peux produire par mes propres efforts. Tant que perdureront les échos de sa volonté, cet endroit qu’il érigea pour moi tiendra debout, et j’y résiderai.

Riander parut attristé en prononçant ces paroles. Adelrune, quoiqu’il brûlât d’en apprendre davantage, s’abstint de poser d’autres questions sur le sujet pour cette fois.

*

L’automne laissa place à l’hiver. La neige tombait dru dans les collines. Quand les vents soufflaient, ils l’accumulaient en d’énormes congères qui rappelaient à Adelrune la Gravure Colérique de Sire Athèbre affrontant le serpent.

La maison de Riander était gardée chaude par de nombreux feux, mais l’air devenait quand même de plus en plus froid à mesure que l’on s’éloignait de l’avant d’une pièce, là où se trouvaient les âtres. Une fois, Riander fit la course contre Adelrune le long de la salle d’entraînement, leur but étant un couple de mannequins d’escrime. L’élève battit son maître par une avance d’au-delà de trois verges. Reprenant son souffle, il devint conscient de la froideur de l’air. Tout était plongé dans la pénombre, si loin de l’avant de la pièce, où de toute façon l’éclat du soleil ne pénétrait que faiblement à cette heure. Adelrune regarda autour de lui, distingua des formes dans la demi-obscurité. À part les deux mannequins, il y avait un râtelier d’armes à lames doubles, un grand cadre de bois supportant un arbre généalogique tracé sur du parchemin, et un petit chariot, qui aurait convenu au mieux à un jeune enfant, reposant sur ses trois roues. Adelrune, pris d’une impulsion soudaine, défia à nouveau Riander.

— Une autre petite course ! Disons, cent autres verges ?

— Ce ne serait sans doute pas sage, répliqua Riander, encore essoufflé. Il y aura du givre plus loin, et ensuite de la glace sur le plancher. Et il fera trop noir pour courir en sécurité. Si tu tiens à courir encore, retournons vers l’avant.