— Êtes-vous déjà… allé jusqu’au bout de ces pièces ? demanda Adelrune.
— Comment l’aurais-je pu ? Je croyais que tu avais compris ; elles n’ont réellement pas de fin.
— Alors, jusqu’où vous êtes-vous rendu ?
— Une fois, j’ai marché le long de ma chambre pendant une journée entière, chargé de lampes et de provisions ; j’avais aussi apporté de quoi prendre des notes sur ce que je voyais. Et puis j’ai pris peur ; entrer trop profondément dans toute magie est dangereux, peu importe la bienveillance de l’enchantement. Je suis revenu à l’avant de la maison, et quand j’ai vu mon lit, illuminé par un mince rayon de lune traversant la fenêtre, c’était comme de revenir chez soi après une longue, longue absence…
— Pourquoi a-t-il façonné votre maison ainsi, votre ami ?
Riander mena Adelrune vers l’avant de la pièce, tout en lui racontant l’histoire.
— Tu me pardonneras de ne pas prononcer son nom. Ce qui reste de lui en ce monde pourrait l’entendre et prendre davantage conscience de son délabrement. On ne peut agir d’au-delà de la tombe qu’à condition d’oublier que l’on est mort…
« C’était un homme étrange ; je ne prétendrai pas l’avoir jamais compris. Quant à moi, quand je l’ai rencontré, je n’avais presque rien appris de ma vie. Je pratiquais un métier, sans conviction ; mon travail était aussi médiocre que mes revenus.
« Il s’est présenté un jour à la petite échoppe où je travaillais ; il voulait un tabouret façonné d’une manière bien précise. J’ai accepté sa commande poliment, mais déjà je me disais en mon for intérieur que je façonnerais le tabouret comme je le jugerais bon et que j’exigerais d’être payé quand même. Puis il m’a agrippé le poignet et a insisté pour que je respecte ses spécifications à la lettre, car c’était un tabouret très spécial.
« J’étais interloqué : c’était comme s’il avait lu dans mon esprit. Et il a dit à cet instant : “ Bien sûr que je lis dans ton esprit, Riander, c’est pour cela que je t’ai averti. ”
« À ma crainte s’est mêlée de l’hostilité – à l’époque, je ne savais pas comment traiter autrement avec la peur. Je lui ai demandé pourquoi au juste c’était si important d’avoir des pattes de telle et telle forme, avec tel et tel angle entre elles, quand la seule fonction d’un tabouret était d’y poser son cul.
« Il a promis de me montrer à quel usage il le destinait, à condition que je le façonne comme il l’avait demandé ; il a ajouté qu’il me paierait le double de mon tarif habituel. J’ai accepté, prétendant être convaincu par sa promesse d’une explication, même s’il savait aussi bien que moi que c’était surtout l’argent qui me motivait.
« Et pourtant, quand j’ai eu terminé le tabouret, j’ai ressenti une réelle fierté. Pour la première fois, je savais avoir bien travaillé. Quand il est venu le chercher, j’étais presque plus désireux de recevoir ses compliments que de voir la couleur de son or.
« J’étais invité chez lui le lendemain soir ; là, il m’a montré comment il se servait du tabouret. Il l’avait ensorcelé, lui avait conféré le pouvoir de se déplacer par lui-même. Il s’asseyait dessus, posant ses pieds dans les étriers formés par les deux barreaux entre les pattes, et les pattes du tabouret se mouvaient d’elles-mêmes, le transportant partout où il voulait aller, sans plus d’effort de sa part. Il était déjà vieux, comme je te l’ai dit, et il avait commencé à ménager ses ressources.
« Personne dans la ville ne le savait magicien ; il avait gardé le secret toute sa vie. Nous avons visité sa maison, lui assis sur le tabouret que j’avais façonné, un coussin brodé sous son derrière, et moi marchant ; je ne cessais de me retourner pour voir tout ce qu’il y avait à voir. J’ai vu des merveilles, cent choses que je n’essaierai pas de te décrire – cela me prendrait une éternité. Quand nous avons terminé notre visite, j’avais été transformé ; je brûlais de désir. Oh, pas de celui d’être un magicien – ce qui était tant mieux, car je n’avais aucun don en la matière. Non, ce que les mystères de sa maison m’avaient montré, c’était que je pouvais aspirer à plus dans cette vie qu’à ma condition présente. Et même si je ne savais pas ce que je pouvais être, ce que je serais plus tard, je savais vouloir devenir autre que je n’étais. Je voulais vivre aussi intensément que vivait le magicien.
— Alors, il vous a appris à enseigner aux apprentis chevaliers ? demanda Adelrune.
— Que non. Il ne savait rien de la chevalerie. La maîtrise des armes, la science héraldique, tout cela c’était des sujets morts pour lui. Mais il pouvait m’apprendre à apprendre. Je suis souvent retourné à sa maison après notre première rencontre. Il m’a enseigné d’étranges syllabaires et m’a donné des leçons d’histoire, mais la seule chose vraiment importante que j’aie apprise de lui, c’était comment traquer la vérité.
« Avec le temps, je me suis trouvé d’autres tuteurs, mais toujours je revenais à lui, pour raviver mon désir de savoir. À travers lui, je me suis découvert, j’ai appris à comprendre qui j’étais. Il ne pouvait pas vraiment lire dans l’esprit ; plutôt, il voyait au plus profond des gens. Il n’avait pas entendu mes pensées quand il était entré dans l’échoppe commander un tabouret : il avait simplement vu quel genre d’homme j’étais et il avait su ce que ce genre d’homme ferait avec une telle commande.
« Il avait aussi vu le genre d’homme que je pourrais devenir. Ce talent-là, il me l’a transmis, et ce n’est qu’à ce titre que je peux prétendre posséder un quelconque talent magique. C’était parce qu’il avait vu ce que je pourrais devenir qu’il avait couru sa chance avec moi, qu’il avait risqué de m’emmener chez lui.
« J’ai rempli mes promesses. Et, après avoir été transformé par mon ami, j’ai cherché à m’acquitter de ma dette envers lui de la seule manière possible : en formant d’autres personnes à mon tour. Contrairement à lui, je ne pouvais pas transmettre sa soif de savoir ; mais j’avais découvert que j’étais doué pour les armes, ainsi que les disciplines du corps et de l’esprit. J’avais grandi en écoutant des histoires de chevaliers, particulièrement celles qui concernaient le brave Sire Vulkavar, qui était né dans ma propre ville, du temps de mon père. Je me sentais capable de former ceux qui désiraient suivre ses traces.
« Une fois que j’eus résolu d’enseigner la chevalerie, je suis allé trouver mon ami. Sa vie touchait à son terme ; les ravages du temps, que son art avait tenus longtemps à l’écart, s’abattaient maintenant sur lui avec une férocité accrue. Il s’affaiblissait de jour en jour ; il se déplaçait dorénavant, non plus assis sur le tabouret magique, mais couché de tout son long dans un lit équipé de six bras et d’une douzaine de jambes.
« Je lui ai parlé de mon projet. Je ne voulais recevoir que sa bénédiction, mais en fait il m’a donné bien plus. Il a bâti et meublé cette maison pour moi, par l’ultime et la plus grandiose dépense de sa sorcellerie. C’était, m’a-t-il dit, quelque chose qu’il avait voulu faire toute sa vie ; il était ravi que je lui aie donné une bonne excuse pour s’y essayer.
« Nous nous sommes quittés alors ; car il avait érigé la maison dans une contrée lointaine – elle se devait d’être bâtie en cet endroit, pour diverses raisons qu’il serait fastidieux d’énumérer. Je suis parti le matin suivant, à pied, en larmes, car je savais que mon ami ne vivrait plus longtemps et que je ne le reverrais jamais plus… Et voilà toute l’histoire. »
Adelrune se tut un moment, respectant la mélancolie de Riander. Ils avaient atteint l’avant de la maison, descendu l’escalier qui menait de la salle d’entraînement jusqu’au hall d’entrée. Une fois qu’ils furent au rez-de-chaussée, Adelrune ne se contint plus et demanda :